La négociation sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne qui va bientôt commencer promet d’opposer âprement les intérêts des deux parties, et surtout de conduire à une aggravation de la discorde entre Londres et le Continent. C’est en réalité une opposition structurelle qui menace très fortement de s’installer.
Malgré la disproportion des forces en présence, l’Union européenne est en réalité la partie la plus vulnérable. Le Brexit est à la fois un signe et un facteur d’échec supplémentaire de la tentative d’unification supranationale de l’Europe. Surtout, les discordes que provoquent cette tentative, et qui menacent de s’aggraver de tous côtés, risquent à terme de ruiner la bienveillance réciproque que les peuples européens ont observé l’un envers l’autre depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Le modèle alternatif est connu, une « Europe des patries » regroupant de manière légère par des coopérations l’ensemble des pays entre l’Atlantique et l’Oural. Mais est-il encore possible ?
La notification officielle le 29 mars de la décision britannique d’utiliser l’article 50 pour se retirer de l’Union européenne ouvre une phase de deux ans de négociation sur les modalités de la sortie et l’avenir des relations entre le Royaume-Uni indépendant et l’UE. Le président du Conseil européen Donald Tusk a publié les grandes lignes de la « feuille de route » de l’équipe chargée de négocier le Brexit pour le compte de l’UE.
Il s’agit d’un bouleversement, et pour bien comprendre ses conséquences il est indispensable de prendre un peu de distance et de hauteur par rapport aux détails et aux mécanismes de la négociation et des accords « intérimaire » puis « définitif » qu’il s’agira de définir. Or c’est une image pour le moins troublante qui apparaît lorsqu’on prend cette hauteur…
• D’une part, à détailler les grandes lignes de la stratégie de négociation UE vis-à-vis de la Grande-Bretagne, il est assez clair que l’essentiel si ce n’est la totalité est à la fois dur du point de vue de ses conséquences sur le RU, et justifié, c’est-à-dire correspondant à la protection d’intérêts réels des pays qui restent membres de l’UE. Avoir une position significativement plus favorable aux intérêts britanniques serait nuire aux intérêts des pays continentaux, cela ne serait pas raisonnable et ce n’est très probablement pas ce qui se passera
• D’autre part, il faut être conscient de la situation créée par cette opposition des intérêts. Donc l’apprécier sur le très long terme, et à l’échelle de l’Europe toute entière. Et là les conclusions ne peuvent qu’être dérangeantes.
L’entente européenne : un nouveau coup très grave…
L’Europe en tant que continent, qu’ensemble humain et que civilisation – je ne parle pas de la structure UE qui n’est pas l’Europe à proprement parler – a été déchirée par plusieurs guerres et guerres froides à partir de 1914. La très sérieuse accalmie résultant du retrait soviétique d’Europe centrale et de la dissociation de l’URSS en 1989 -1991 a été la dernière étape en date vers une pacification complète du continent, mais n’a cependant pas abouti à une entente pan-européenne globale, étant donné que pour diverses raisons l’un des principaux pays européens – et le plus peuplé – restait à l’écart de l’entente qui s’était établie. Il s’agit bien sûr de la Russie.(1)
La situation à ce jour est donc une large entente européenne, cependant partielle et à vrai dire en quelque sorte viciée par l’exclusion de l’un des pays les plus importants – c’est que lorsque une entente exclut l’un des principaux membres potentiels, elle ne peut pas manquer de prendre au moins en filigrane le caractère de groupe rassemblé par la désignation d’un bouc émissaire, mécanisme social dont un anthropologue comme René Girard a pu montrer à quel point il est profondément ancré dans l’esprit humain. Ceci indépendamment de la culpabilité, ou non, du dit bouc émissaire, les analyses sont très diverses concernant les responsabilités respectives de l’Ouest de l’Europe et de son Est – c’est-à-dire de Moscou – dans la situation, mais quoi qu’il en soit le fait de la séparation – qui est une mise à l’écart – demeure.
A partir de là, on aurait pu imaginer une stabilité de la situation stratégique, voire dans le meilleur des cas une accalmie progressive et ultérieurement d’une manière ou d’une autre une entente pan-européenne réellement globale donc intégrant la Russie. Mais. Mais le Brexit.
Le fait est que dès aujourd’hui, alors même que le Royaume-Uni restera encore deux ans en UE, un second grand pays européen est placé hors de l’entente européenne.
Ce sont bientôt deux des cinq plus grandes économies européennes qui seront à l’écart de l’Union européenne, Allemagne, France et Italie seules restant membres. Ce sont bientôt deux des trois pays européens disposant d’une dissuasion nucléaire et d’un siège au Conseil de Sécurité qui seront séparés des autres, seule la France demeurant.
Certes à la différence de la Russie, l’opposition UE – RU n’a pas de dimension militaire. Au contraire, Londres se fait fort de rester pleinement impliqué dans la sécurité européenne, par le biais de l’OTAN. Différence essentielle, mais qui peut croire que la politique militaire résume tout ? L’économie, les intérêts économiques, sont absolument primordiaux pour comprendre la politique internationale d’un pays, ils suffisent largement à motiver appui ou opposition déterminée – voire forcenée.
Ce n’est pas que les pays membres de l’UE soient coupables de cette opposition. Qu’ont-ils fait de mal ? Et les Britanniques non plus. N’ont-ils pas le droit de récupérer leur souveraineté s’ils le souhaitent ? Mais le fait que personne ne soit coupable… n’empêche pas que l’opposition des intérêts existe, et qu’elle pourrait fort bien devenir aussi structurelle voire peut-être aussi profonde que l’opposition des intérêts de la Russie et de l’UE.
Le propre de la tragédie, c’est que les événements sont en quelque sorte en dehors de tout contrôle humain. L’issue négative de l’histoire est fatale, c’est-à-dire littéralement qu’elle est causée par le destin (fatum, qui a donné « fatal »), on pourrait dire aussi causée par la situation, non par les actions ni les fautes des hommes. L’Histoire de l’Union européenne et plus généralement de l’entente entre les peuples européens… va-t-elle devenir tragique ?
… qui pourrait être désastreux à terme pour l’UE
Les chances que la situation évolue dans le sens d’une meilleure entente pan-européenne ? Elles ne sont pas si convaincantes.
• Un grand pays qui tente par tous les moyens de desserrer la cohésion d’une entente dont il est exclu – ou s’est exclu – cela peut être inconfortable. Que dire de deux ?
• Un seul pays placé dans la position du bouc émissaire, c’est parfois quelque peu pratique pour resserrer les rangs de ceux qui restent. Deux, serait-ce toujours aussi pratique ?
Les comparaisons historiques doivent être maniées avec prudence, il est évident que la situation présente ne s’est jamais présentée dans ces mêmes termes exactement. Mais si l’Histoire ne se répète jamais, souvent elle rime. Londres et Moscou mis à l’écart du reste de l’Europe, poussés peut-être ensuite ensemble par les circonstances… oui il y a une rime.
Les quelques nationalistes anglais et russes qui prétendent voir un parallèle exact entre l’époque présente et celles de Napoléon, de la première guerre mondiale ou de Hitler ne font que se ridiculiser. Tout est évidemment différent… sauf une chose tout de même, que ce sont précisément ces deux pays-là qui se retrouvent – se retrouveront peut-être – ensemble. Et ils seront ensemble pour l’action : pour desserrer ce grand ensemble cohérent qui leur est gêne, grave inconvénient voire menace par le simple fait qu’il existe.
Pour éviter le désastre ? La voie à suivre est évidente
Bien sûr, la solution, ou du moins la direction dans laquelle il faudrait aller est assez claire. C’est l’excessive cohésion de l’entente pan-européenne existante – une cohésion forcée par des traités fixés dans le marbre – qui a motivé Londres à s’éloigner, et elle n’est clairement pas non plus sans rapport avec l’opposition progressivement aggravée de l’Union européenne et de la Russie depuis plusieurs années, la crise ukrainienne commencée en 2014 par exemple étant en dernière analyse une lutte d’influence entre UE et Russie qui a – très – mal tourné. Une entente européenne beaucoup plus souple, beaucoup plus lâche quant aux empiétements sur la souveraineté de chaque pays, aurait pu garder le Royaume-Uni en son sein, elle aurait pu établir un partenariat étroit avec la Russie – préservant au passage l’Ukraine qui n’aurait jamais été sommée de choisir entre l’un et l’autre – allant peut-être au final jusqu’à un regroupement pur et simple.
Bref, ce qui s’appelle en français « l’Europe des patries« , « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » suivant l’expression de De Gaulle, à la fois plus large en étant véritablement continentale, et plus légère basée seulement sur alliance militaire, échanges culturels, coopération techno-scientifique et tarif extérieur commun, sans empiétement sur la souveraineté de ses membres, c’est-à-dire leur capacité à décider pour ce qui les concerne de leurs lois, de leur budget, de leurs frontières.
Alors, ne pourrait-on réorienter tout cela, faisant la paix avec la Russie tout en gardant la Grande-Bretagne dans la famille, et apaisant par la même occasion toutes les tensions internes en train de s’intensifier – Pologne et Hongrie auraient après tout le droit de se gouverner comme elles l’entendent même si leurs dirigeants déplaisent à Bruxelles, la Grèce de faire défaut sur sa dette si elle s’y voit réduite, Italie et France de relancer leur économie, tandis que l’Allemagne pourrait conserver une monnaie aussi solide que le deutschemark, etc. ? Finalement, à regarder les devoirs que nous imposent et le passé de l’Europe, et son avenir, ne vaudrait-il pas mieux être tous ensemble dans une équipe plus ou moins lâche et un « village gaulois » où chacun fait un peu ce qu’il entend, plutôt qu’un groupe très cohérent… mais de plus en plus intérieurement tendu, et de plus en plus réduit ?
Une jolie histoire… mais les obstacles sont sévères. C’est qu’il y a un traité, le traité de Lisbonne, qui fut signé et ratifié (2). Et ce traité est pratiquement impossible à modifier de manière un tant soit peu souple et réactive, car il y faudrait l’unanimité de tous les pays, fort douteuse en tous les cas et de toutes façons impossible dans un délai moindre que de nombreuses années, vu la lourdeur effroyable que prendrait toute renégociation. C’est qu’il y a une monnaie, et qu’en sortir par une autre voie que la négociation de bonne foi pourrait risquer pas mal de bruit et de fureur – tandis que ne pas en sortir signifie la nécessité de faire marcher toutes les économies diverses des pays membres à la schlague, ce qui plait de moins en moins – voir les conséquences de tout cela par exemple en Italie ou en Espagne, extension démesurée du chômage notamment des jeunes, alourdissement de la dette etc. – et contribue plus qu’un peu aux tensions internes croissantes.
On peut imaginer tenter de forcer à la fois la sortie de la logique actuelle et son remplacement par une logique « Europe des patries ». Une opération visant non à modifier le traité existant puisque c’est pratiquement exclu, mais à le remplacer purement et simplement. C’est même la seule voie possible.
Et sans doute une tentative est-elle envisageable, certes sans garantie de succès, puisque c’est ce que proposent plusieurs candidats à la présidentielle notamment Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, tandis que Jean-Luc Mélenchon propose plutôt de conserver l’Union européenne mais d’y imposer la volonté de la France, en somme de se saisir du fouet et de mettre Paris du bon côté du manche – ce qui n’est pas forcément très réaliste.
Mais il pourrait fort bien aussi n’y avoir aucune tentative, si aucun de ces candidats n’est élu… et l’Histoire, qui n’attend pas, pourrait très bien accélérer.
Si l’UE succombe à une logique supranationale aveugle
C’est qu’à reculer devant la nécessité d’une restructuration, à renoncer à forcer le destin, on s’y soumet.
Le destin, encore ? Il est depuis longtemps déjà écrit sur le mur que l’Europe en version fédérale est condamnée, car trop contraire aux réalités de la diversité des peuples européens, de leurs Histoires, de leurs manières de faire et de leurs intérêts.
Mais l’inscription… concernera-t-elle toute tentative d’entente pan-européenne … même la voie « Europe des patries » ?
Dit autrement, lorsque l’Europe version fédérale aura échoué pour de bon, la bonne entente et les sentiments mutuellement positifs au niveau des peuples eux-mêmes auront-ils été tellement abîmés que même la version lâche, débonnaire et légère d’une entente pan-européenne sera encore trop proche pour être acceptée ?
Sans être encore à un niveau véritablement dangereux, les sentiments négatifs entre Européens sont clairement en phase ascendante depuis en gros une décennie :
• Il y a dix ans, insulter les Latins et autres Européens du sud en les traitant de paresseux et de voleurs, ce que même des eurocrates se permettent maintenant, quand ce n’est pas de « cochons » (« PIGS » sigle anglais pour Portugal, Italie, Grèce et Espagne… les intéressés apprécieront) aurait été impensable
• On n’insultait pas non plus les Allemands en les traitant de « nazis« , ce que des journaux en Grèce, en Italie et en Pologne ne se privent pas de faire à chaque tour de chauffe et moment d’irritation
• On ne reprochait pas aux Européens du Centre les gouvernements qu’ils se choisissent
• Ne parlons pas des sentiments anti-Russes à l’ouest, de la propagande anti-européenne dans les médias d’Etat en Russie
• Quant à la direction que menacent de prendre les sentiments réciproques entre Britanniques et Continentaux, elle est suffisamment claire
François Heisbourg, écrivant en 2013 dans « la Fin du Rêve européen« , exprimait la crainte qu’une dislocation de l’euro désordonnée – c’est là le point crucial – et ses gigantesques pertes financières potentielles ne fasse naître des Dolchstoßlegende (« légende du coup de poignard dans le dos« , en référence au mythe post-première guerre mondiale en Allemagne, utilisé par la suite de manière dévastatrice par Hitler) c’est-à-dire des fausses croyances dans tel et tel pays que ce serait le voisin qui serait responsable – c’est un complot ! – des souffrances subies. Processus qui a clairement déjà commencé, qui n’en est sans doute pas encore arrivé à un stade irréparable, mais pourrait accélérer gravement si justement la dislocation de la zone euro n’est pas négociée mais forcée par les événements, d’où des pertes et des dégâts multipliés.
La solution de Heisbourg était d’imaginer Merkel et Hollande convenant en secret puis annonçant par surprise le démantèlement express de l’euro, un sacrifice du point de vue des convictions européistes de l’auteur, mais un sacrifice indispensable pour du moins sauver quelque chose de l’UE et de la bonne entente entre Européens.
Naturellement, cette « solution » était et reste très peu réaliste politiquement parlant. La foi européiste du plus clair des élites gouvernementales européennes atteint presque le degré d’une religion, et en tout cas celui d’une idéologie. Comme l’écrivait Dupont-Aignan en 2004 « l’Europe va dans le mur, elle accélère et elle klaxonne !«
Si aucune tentative déterminée n’est faite pour infléchir le destin et restructurer l’UE comme une « Europe des patries » ce qui supposerait d’abord de réécrire complètement le traité existant, la question de la survie des sentiments positifs de bonne volonté entre Européens qui nous semblent aujourd’hui si naturels – ou du moins qui l’étaient tout à fait il y a encore dix ans – sera posée.
L’enjeu de l’élection présidentielle française est véritablement historique.