C’est donc le 30 septembre 2015, il y a deux ans, que la Russie a déployé ses premières forces d’intervention en Syrie. Ces deux années suffisent pour mesurer la réalisation presque parfaite de cette opération, à l’heure où l’armée syrienne a franchi l’Euphrate avec le soutien logistique massif (en plus du soutien armé) du génie militaire russe, établissant en quelques jours un pont à très haut rendement (8.000 véhicules/jour, jusqu’aux chars de 60-80 tonnes) sur un très grand fleuve, sous le feu de l’ennemi subventionné par les habituels “amis américains”.
L’opération entreprise il y a deux ans allie la modicité des moyens (40-80 avions de combat, contingent autour de 5.000 hommes), un coût très bas, une diplomatie très prudente et attentive à la légalité, et une détermination opérationnelle extrêmement ferme et parfois fulgurante, tout cela accompagné du développement de points d’appui fixes (deux bases majeures en Syrie) disposant de moyens techniques et technologiques très avancés pour assurer le contrôle de l’espace aérien régional. Par sa souplesse et son adaptabilité, la formule est l’antithèse des habitudes américanistes et fait passer le jugement prospectif du président Obama, parlant en 2015 à partir de la bulle prophétique où il s’était enfermé, d’un “bourbier pour la Russie” au rang d’une illustration majeure de sa complète incompréhension des réalités stratégiques et du comportement russe. En cela, la prophétie du président Obama témoigne de l’impasse pathétique où se trouve enfermée l’analyse stratégique US devant les événements, prisonnière qu’elle est des apriorismes de fer reposant sur les préjugés extraordinaires de l’“exceptionnalisme américaniste” développés notamment et avec brio lors de cette présidence, et entretenus autant par l’arrogance de ce président que par l’hubris du système de l’américanisme… Et l’on se doute évidemment que ce n’est pas la présidence Trump, plus colorée et plus exotique mais tout aussi assurée des conceptions d’autosatisfaction de l’américanisme, qui corrigera ces travers.
En deux ans, l’opération a mis la Russie au centre de la zone stratégique du Moyen-Orient, comme puissance maîtresse du jeu : à la fois médiatrice entre les acteurs (et “médiatrice externe”, selon le concept de René Girard, c’est-à-dire ne cherchant pas à modifier la nature de ces acteurs, c’est-à-dire respectant leur souveraineté) ; à la fois garante principale de l’ordre approximatif qu’elle a contribué à établir (“sheriff in town”, disent les chroniqueurs US, d’habitude à propos du rôle des USA, désormais chose du passé). De l’Iran à l’Arabie, de la Turquie à Israël, personne aujourd’hui n’agit dans les domaines importants sans s’être informé de ce que serait la position russe vis-à-vis de cette action. Tout cela s’est effectué sans pression ni la moindre coercition, avec des évolutions diplomatiques remarquables.
Pour prendre un des exemples les plus frappants, on observera que la Russie est aujourd’hui le seul pays au monde qui peut se targuer d’avoir d’aussi bonnes et d’aussi importantes relations en même temps avec les deux ennemis jurés, l’Iran et Israël, et assez d’influence sur Israël pour avoir fortement contribué à ce que ce pays soit peut-être en voie d’abandonner son but proclamé depuis le début des années 1970 de favoriser et d’intriguer pour un changement de régime à Damas. Adam Gurrie (TheDuran.com), qui rapporte des signes de cette évolution dans les paroles que vient de prononcer le ministre Ze’ev Elkin pour la radio Echos de Moscou, va jusqu’à envisager que Moscou puisse parvenir à convaincre Israël d’abandonner ses projets guerriers contre l’Iran au travers d’une acceptation de l’alliance entre la Syrie et l’Iran sans réaction de sa part.
« … Si la Russie parvient à ce résultat grâce à sa finesse diplomatique, cela signifiera qu’elle deviendra le seul pays au monde qui sera parvenu à convaincre Israël d’abandonner l’idée de déclencher un conflit. Cela constitue en soi une tâche herculéenne et ce pourrait être bien entendu la plus formidable réussite de la diplomatie russe au Moyen-Orient. »
Il n’existe plus guère de réserve chez les commentateurs pour reconnaître cette formidable performance de la Russie depuis septembre 2015. Même l’Union Européenne, pourtant très antirusse dans ce cas et bien absente du théâtre syrien où certains de ses États-membres avaient pris des positions en flèche bien entendu marquées à la fois d’une stupidité insondable et d’une remarquable médiocrité résumées par le finaud “Saddam must go” et l’antirussisme convulsif de service, essaie actuellement d’établir des liens avec la Russie pour établir des opérations humanitaires. (Les Russes laissent venir sans intérêt particulier et sans doute avec une certaine ironie.) Spoutnik-français se fait, on n’en doutera pas, à la fois un devoir et un plaisir de rapporter un résumé d’un article de la revue US Forbes du 26 septembre dans ce sens, sous le titre de « Forbes : Moscou a mis Washington échec et mat en Syrie » (en fait : « How Putin Checkmated The US In Syria »)…
« “L’intervention russe en Syrie a fait basculer le cours de la guerre en Syrie”, écrit une journaliste dans les colonnes de Forbes. À l’approche du 30 septembre, date qui marquera le deuxième anniversaire de l’opération russe en Syrie, la journaliste évalue les résultats provisoires de l’intervention, affirmant que celle-ci a “sauvé le Président Assad d’un effondrement imminent”, mais [elle a] aussi aidé Vladimir Poutine à atteindre les objectifs fixés avant le début de l’opération.»
“Poutine a obtenu en Syrie tout ce qu’il cherchait. Il a maintenu Assad au pouvoir. Il a renforcé la présence militaire russe en Syrie pour les 49 prochaines années au moins. […] Ainsi, Poutine a réduit la capacité américaine d’effectuer des manœuvres militaires dans la région et a assuré l’influence de la Russie dans un des pays les plus importants du point de vue stratégique au Proche-Orient”, estime-t-elle.
“Ce qui est le plus important pour Poutine, affirme la journaliste, c’est ce qu’il peut désormais faire valoir sa coopération avec l’Occident selon ses propres conditions.” Dans ce contexte, l’auteur évoque les zones de sécurité créées en Syrie, estimant que la “Russie a obtenu une reconnaissance internationale pour sa récente initiative du cessez-le-feu dans le sud-ouest de la Syrie”
Autant, par conséquent, pour le jugement unanime des experts et intellectuels des pays du bloc-BAO diagnostiquant en 2014-2015 à l’occasion de la crise ukrainienne, mais aussi en commentaire de l’intervention de fin septembre 2015 en Syrie, – ce jugement satisfait et tonitruant, et répété comme par des perroquets, de la réalisation d’un complet isolement de la Russie sur la scène mondiale dans la communauté internationale. Le succès de la Russie nous sert d’abord à mesurer a contrario l’effarant trou noir de la stupidité et de la médiocrité de la politique des pays de la contre-civilisation occidentale où s’engouffre leur diplomatie à la fois militariste et sociétale (droitdel’hommiste)… Car en effet, certes, cette intervention majeure de la Russie n’est pas le résultat d’une diplomatie conceptuelle et offensive, et définie d’une façon autonome, mais plus simplement le résultat d’une réaction russe devant les effets de l’activisme déstructurant de la politiqueSystème du bloc-BAO(Bloc Américano-Occidentaliste).
Quand la prudence conseille l’audace
Ainsi s’énonce alors le paradoxe considérable qui nous est offert : cette politiqueSystème aveuglément suivie par les USA puis par le bloc-BAO et en général identifiée comme étant conçue et activée par le groupe-neocon, – ce qui est vraiment faire beaucoup, beaucoup d’honneur à ce groupe, – est essentiellement productrice de désordre, d’un désordre infâme semant des destructions épouvantables, déstructurantes politiquement et économiquement, dissolvantes culturellement et psychologiquement. Contrairement à ce que les neocons, dont il faut tout de même reconnaître l’expertise et l’intrigue dans l’influence et les relations publiques, affirment sous forme de narrative fabulatrice depuis au moins l’attaque 9/11 (et auparavant sous forme théorique, durant les années 1990), il ne s’agit en rien d’un “désordre créateur”.
(…Ou bien “chaos créateur”, expression plus souvent employée parce que plus sexy aux oreilles postmodernes, et prometteuse à la fois de démocraties nouvelles et exemplaires, et de marchés alléchants ouverts à tous vents, tout cela toujours dans le mode postmoderne et selon la mode en cours dans la postmodernité.)
La chose est beaucoup plus simple, beaucoup plus radicale, beaucoup plus effrayante que les cas à la fois corrompus et hystériques des neocons. La politiqueSystème produit du désordre pour le désordre, parce que c’est la voie vers l’entropisation du monde, sans distinction identitaire et au contraire pour détruire toute distinction identitaire, et que l’entropisation du monde est bien ce que la politiqueSystème recherche.
Il est possible que Poutine et les Russes aient compris cela, – qu’il s’agissait de “la voie vers l’entropisation du monde”. C’est notre conviction, et par conséquent c’est aussi notre conviction qu’ils ont agi, particulièrement à partir de 2015, non pas contre la possibilité de plus en plus improbable d’une hégémonie du bloc-BAO sur la région, encore moins par calcul pour établir une hégémonie de la Russie, mais plus simplement, et plus décisivement, contre la possibilité du désordre devenant entropisation. Ils n’ont jamais manqué d’exprimer indirectement cette idée, montrant une stupéfaction grandissante à mesure qu’ils mesuraient le nihilisme de la politique du bloc-BAO, et qu’ils admettaient, inconsciemment ou non, qu’il s’agissait d’une force dépassant les conceptions mêmes de ces pays et menaçant effectivement une chute générale dans le désordre et le chaos.
(La stupéfaction russe autant que l’exploration psychanalytique concernent certes toutes les politiques du bloc-BAO. Elle vaut aussi bien pour l’Ukraine que pour la Syrie, autant pour l’antirussisme que pour le Russiagate.)
Cette stupéfaction se doublait évidemment d’une ironie paradoxale à constater que les principaux vecteurs de ce désordre qui a “forcé” la Russie à s’affirmer comme elle l’a fait, les meilleurs opérateurs de la politiqueSystème ont été, d’ailleurs le plus logiquement du monde si l’on consulte l’état d’esprit régnant à Washington depuis 9/11 et s’aggravant sans cesse depuis, les USA. En effet, les USA ont agi eux-mêmes dans un désordre complet, chaque pouvoir (CIA, Pentagone, JSOC des forces spéciales, etc.) agissant d’une façon autonome et souvent en concurrence l’un avec l’autre, souvent avec des affrontements pseudo-“fratricides”.
Les USA ont ainsi assuré, si l’on veut, “la marche en bon ordre du désordre”, relançant à chaque occasion où la situation menaçait (!) de se stabiliser les Russes par une nouvelle poussée de désordre pour les conduire à un engagement encore plus profond, mais toujours prudemment effectué. Ce sont les ultimes (jusqu’ici) manœuvres US avec leurs divers proxies qui ont conduit les Russes à laisser faire et même à aider décisivement les Syriens d’Assad à franchir l’Euphrate, vers la patrie la plus orientale de la Syrie, alors qu’un accord initial laissait cet espace borné par le fleuve Euphrate à l’influence US à condition que l’ordre y soit maintenu et que l’évolution vers une partition soit bloquée.
Poutine est un homme d’ordre, un modéré plutôt défensif même s’il tient la sécurité de la Russie comme essentielle, et c’est un homme prudent. Notre point de vue, autant intuitif que confirmé par l’expérience à notre sens, est qu’il n’aurait pas agi comme il l’a fait, qui représentait de son point de vue une initiative audacieuse allant contre son tempérament, s’il n’avait perçu l’immense danger de l’effondrement de la région dans le désordre-chaos. Poutine est effectivement un homme prudent et un homme d’ordre, mais devant une telle menace la prudence s’exprime paradoxalement par la nécessité d’une certaine audace pour tenter de prévenir qu’une menace de cette puissance ne se concrétise.
Ce constat vaut bien entendu d’autant plus que les Russes n’ont jamais douté qu’un effondrement de la région dans un désordre-chaos conduirait évidemment à une poussée de ce désordre-chaos vers leur propre pays, notamment par le biais des terrorismes de type-tchétchène. L’argument fut explicitement avancé par eux pour expliquer leur intervention de septembre 2015, lorsqu’ils précisèrent que parmi les groupes terroristes, dont Daesh bien entendu, on trouvait des terroristes tchétchènes, impliquant par là que la filière serait remontée dans l’autre sens si le désordre-chaos triomphait d’une manière décisive.
En un sens, cette façon d’analyser les choses, deux ans après le début de l’intervention russe, pourrait paraître en complet contraste, – certains diraient “en complète contradiction“, – avec ce que nous observions à propos de la possibilité d’un affrontement entre les USA et la Russie. Au contraire, il s’agit à la fois d’un complément et d’un prolongement de la même situation, à la fois d’un jugement sur un autre aspect de la même situation. A ce moment où l’on peut mesurer symboliquement, – pour son second anniversaire et alors que l’Euphrate est franchi, – le succès que constitue l’intervention russe, il est évident que rien n’est fixé pour autant et que la situation va continuer à évoluer, avec tous les risques y afférant. C’est un de ces risques, justement, qu’une situation où l’un des acteurs majeurs comme les USA se trouve dans une position d’échec quasi-complet sur un théâtre d’opération tel que la Syrie, avec la tentation de refuser cette issue par des mesures supplémentaires brisant l’équilibre tacite des engagements, cela qui constituerait une escalade pouvant les opposer directement aux Russes.
(Mais si l’on en croit Orlov, ce pourrait être aussi pour les USA l’occasion d’un revers encore plus retentissant, qui aurait alors des effets bénéfiques d’effondrement aux USA même, où la crise n’attend que l’action d’un détonateur pour se précipiter vers son paroxysme.)
Quoi qu’il en soit, le constat est, pour les USA, qu’ils n’ont pas pu à ce point où nous sommes contrôler ni même freiner la spirale descendante où ils se trouvent engagés, au bénéfice complet des Russes pour ce qui est de la maîtrise générale et de l’influence qui va avec. C’est à ce point que l’on peut parler d’une situation stratégique complètement renversée par rapport à ce qu’elle était, disons jusqu’en 2010-2012, avec en plus la crise des USA eux-mêmes (situation à “D.C.-la-folle”) qui en constitue le double mimétique autant que l’assurance de la poursuite de la production de désordre chez cet acteur. Cela ne fixe pas une nouvelle situation stratégique contrôlée et maîtrisée parce que, simplement, nous nous trouvons dans une dynamique de tourbillon crisique qui n’est pas prête de s’arrêter ; mais cela mesure les capacités des uns et des autres, et notamment des principaux acteurs, et dans ce cas de l’acteur russe bien entendu, à tirer leur épingle du jeu, même si le jeu s’avère à la fois tourbillonnant, à la fois insaisissable et incontrôlable.
DDE