En un sens, peut-être nous-mêmes devrions être étonnés et intéressés, moins par l’image que développent certains commentateurs faisant partie de la presseSystème des correspondances existantes entre Trump et Poutine que par le fait qu’ils parviennent, dans leur quête inlassablement hystérique, à identifier cette image. En fait, il y a une logique dans une telle “image” que nous-mêmes devrions distinguer épisodiquement, lorsque Trump se laisse voir pour un conservateur-populiste, par exemple depuis qu’il nous est apparu qu’il y avait une proximité entre certains conservateurs-traditionnalistes US et Poutine : « Is Putin One of Us ? ».
C’est ce que fait Marc Champion, pour Bloomberg.org, le 9 juillet, lorsqu’il écrit un texte destiné autant à ouvrir le sommet de l’OTAN que le sommet Poutine-Trump : « Poutine est le frère de Trump, d’une autre patrie. » Une partie du texte est bien entendu consacrée aux geignements transatlantiques, à la trouille absolument colossale (« La folie devient stratégique ») de tous, ambassadeurs-membres, dirigeants, bureaucrates, spin doctors de l’OTAN, dans l’attente du The-Donald qui prend les allures d’un ogre, d’une sorte de Kronos postmoderne, le roi des Titans bien décidé à manger ses enfants, – espérant que l’OTAN sera le Zeus postmoderne échappant à ce sort infâme.
Le plus intéressant, on le trouve bien entendu dans ces passages où sont décrits les proximités entre ces deux hommes si différents par ailleurs, en posture, allure, caractère, etc. (On reconnaît bien, dans l’emploi de certains termes ou expressions dans le texte, comme « l’homme fort de la Russie », les « illibéraux de Moscou », – vers où penche la plume, sinon le cœur de l’auteur… Cela, justement, est intéressant, car il est toujours du plus grand intérêt d’entendre les arguments du Système pour justifier ses actes et ses jugements de plus en plus fous.)
« La fascination de Trump pour l’homme fort de la Russie est ancienne. Poutine, pour sa part, n’a jamais dissimulé son intérêt pour ce nouveau type de dirigeant américain, qui semble hostile à des décennies de politique étrangère fondée sur la promotion du leadership américain et des valeurs démocratiques partagées. Et quand il s’agit de protéger les règles internationales et les institutions qui ont étayé le siècle américain, les partisans libéraux du statu quo craignent que l’occupant actuel de la Maison Blanche soit plus susceptible de prendre parti pour les illibéraux du Kremlin qu’avec eux… »
Plusieurs références de grande valeur sont convoquées à la barre des témoins. Ils font part de la même inquiétude que nous nommerions plutôt panique dans son sens pathologique, qui habite les élites-Système, à propos de cette proximité de sentiment (Trump dirait “d’instinct”) entre les deux présidents.
• Alexander Vershbow à nouveau, de l’Atlantic Council, après avoir été ambassadeur sous Clinton et GW Bush : « Poutine et Trump admettraient[de concert] que les quatre mots du monde actuel les plus détestés par eux-mêmes sont “l’ordre international basé sur des règles”. […] En termes de valeurs, Trump est beaucoup plus attiré par ce que Poutine décrit comme “les valeurs russes”. »
• Dan Fried, ancien ambassadeur et haut fonctionnaire du département d’État sous GW Bush et sous Obama (les deux hommes faisant ainsi la liaison entre les trois présidences qui ont précédé Trump depuis la fin de la Guerre froide) : « Il y a une convergence inquiétante entre certains points de vue des deux présidents… C’est un problème profond que le président des États-Unis et le chef de la Russie partagent une sorte de mépris de principe pour le monde libre. »
Le passage essentiel du texte de Champion consacré à la proximité de ces deux hommes si différents (Poutine et Trump) compare leurs attitudes respectives vis-à-vis de certains aspects, ou certaines structures de la vie politique internationale. Ces observations sont beaucoup plus nuancées que les jugements théoriques que l’on a vus plus haut, néanmoins on peut considérer qu’elles ne les contredisent certainement pas.
« [Leur] parenté était déjà claire dans les discours que les deux hommes ont prononcés en 2013. Dans un discours décisif, Poutine avait effectivement modifié l’objectif stratégique de la Russie de créer un espace européen commun avec l’Allemagne et la France, pour celui de créer une nouvelle civilisation eurasienne centrée sur la Russie et définie comme s’opposant à un Ouest décadent bien que toujours à prétention hégémonique. Le vocabulaire utilisé par Poutine explique en grande partie sa popularité auprès des mouvements conservateurs et nativistes qui se sont ralliés à Trump aux États-Unis et aux partis populistes en Europe. “Nous pouvons voir que nombre de pays euroatlantiques rejettent radicalement leurs racines, y compris les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale”, déclarait Poutine dans son discours. “Ils nient les principes moraux et toutes les identités traditionnelles: nationales, culturelles, religieuses et même sexuelles.”
» Plus tôt la même année, Trump avait critiqué les États-Unis pour leur ingérence excessive et leur expansionnisme. Il nous en coûte $5 millions juste pour démarrer le moteur d’un porte-avions envoyé pour protéger la Corée du Sud allié des États-Unis contre les tensions périodiques émanant de la Corée du Nord, s’était-il plaint. “Qu’en retirons-nous ? Nous n’obtenons rien”, déclarait Trump dans son style haché si caractéristique. “Qu’est-ce que nous en faisons ? À quoi pensons-nous ? Et que ce soit Obama Bush, ou n’importe qui. ou qui que ce soit. Mais que diable avons-nous dans la tête ?”
» En tant que président, Trump a également fait écho au langage culturellement conservateur de Poutine, appelant à ce que les États-Unis reviennent aux “valeurs judéo-chrétiennes” prétendument perdues. Il a été plus virulent que le Kremlin en ciblant les immigrants musulmans pour l’exclusion. La Russie a de grandes minorités musulmanes potentiellement rétives.
» Selon Nikolai Sokov, ancien négociateur nucléaire russe et chercheur au Centre James Martin pour les études de non-prolifération à Monterey, en Californie, les deux hommes partagent d’une certaine façon une même vision stratégique. Du point de vue russe, la prétention des USA d’être le[seul]protecteur de ‘l’ordre international basé sur des règles’ est inacceptable, dit Poutine. Pour lui, cet ordre a pris forme au cours de la rivalité mondiale entre les États-Unis et l’URSS, qui a divisé le monde en sphères d’influence des superpuissances. Poutine se considère comme le gardien d’institutions telles que le Conseil de sécurité des Nations Unies et l’Organisation mondiale du commerce, qui établissent des règles communes mais permettent à la Russie de s’appuyer sur le principe crucial de la souveraineté, – qui, selon les dirigeants russes, a été constamment la cible des USA et de ses alliés depuis l’effondrement du bloc soviétique.
» En revanche, pour la plupart des décideurs américains, ‘l’ordre international basé sur des règles’ est celui qui a émergé depuis la fin de la guerre froide, laissant les États-Unis comme seule superpuissance. Cet ordre place certaines valeurs fondamentalement libérales au-dessus de la souveraineté. Jusqu’en 2005, par exemple, il n’y avait pas de “droit de protéger” les victimes du génocide au sein de leur propre gouvernement. De même, la prétention de l’OTAN à la légitimité internationale de son intervention au Kosovo en 1999, sans le soutien du Conseil de sécurité de l’ONU, aurait été difficile à imaginer pendant la guerre froide.
» Trump semble mépriser l’ONU et l’OMC, mais ce qui rend le président américain intéressant Poutine c’est qu’il en revient à une approche réaliste, sinon isolationniste de la politique étrangère américaine : il n’a aucun désir de répandre des valeurs libérales ou démocratiques autour du globe. Cela, dit Sokov, fait de lui un homme avec lequel la Russie peut très bien s’entendre. »
Cet article nous a paru intéressant parce qu’il résume assez bien un phénomène lui-même très intéressant : l’expression très mesurée, très conforme à la dialectique des experts et de la presseSystème, d’une extraordinaire panique, et une panique extraordinairement durable que Trump a fait naître et entretient sans trop y prêter attention chez tous les dirigeants-Système du bloc-BAO. Il s’agit d’une panique qui s’est fabriquée d’elle-même et qui continue à s’entretenir elle-même en ne cessant de grandir, atteignant un nouveau paroxysme ces jours-ci à l’OTAN qui ressemble à une sorte de clinique psychiatrique d’une dimension considérable, dont le personnel se serait mis en grève…
Cette panique date bien entendu de la campagne électorale puis de l’élection de 2016, et elle s’est autoalimentée en raison de la faiblesse psychologique de tous ces dirigeants-Système conduit à justifier et même à glorifier un Système absolument destructeur et qui ne cesse de les accabler sous son poids et ses pressions, devant ce qu’ils doivent croire et croient effectivement au bout du compte être une menace antiSystème majeure. C’est ainsi que l’on fabrique une “menace” inarrêtable, irrésistible, en l’imaginant à force de simulacres, en la dénonçant par avance et en paniquant en conséquence, même si elle n’existe pas vraiment au départ : mais cette fois, le processus est si visible, si colossal, qu’il en devient une caricature d’une formidable puissance menaçant, – cette fois, le mot est approprié, – de retomber sur ceux qui opérationnalisent la chose, avec conséquences appropriées… D’une certaine façon, ils n’ont cessé de renforcer Trump dans sa fonction antiSystème par le simple fait du désordre qu’il crée chez eux, par leur propre faiblesse, leur propre appréhension ; et aujourd’hui, le “monstre” ainsi créé est parfaitement opérationnel en leur renvoyant la justification simulacre de leur panique.
Il est vrai qu’il y a un certaine proximité entre Poutine et Trump, mais la panique ainsi créée l’accentue notablement. Cette proximité se manifeste au niveau d’un sentiment partagé d’extrême méfiance voire de franche hostilité vis-à-vis de toutes les extravagances sociétales du Système bien plus que dans l’ordre politique ou stratégique. Les analyses critiques de cette proximité ne sont pas exemptes de contradiction, comme le texte lui-même en général. On trouve cela dans la déclaration de Vershbow qui voit justement une proximité au niveau des “valeurs” comme nous l’avons mentionné plus haut : « En termes de valeurs, Trump est beaucoup plus attiré par ce que Poutine décrit comme “les valeurs russes” ». Il s’agit d’ailleurs d’une fausse qualification de “valeurs russes” puisqu’il s’agit de positions conservatrices, beaucoup plus selon des principes que selon des “valeurs” (*), qui sont des références de tradition existantes dans nombre de pays, notamment dans les mouvements populistes.
Par contre, lorsque Vershbow observe qu’il y a le même refus affichée chez Poutine et Trump pour un “ordre international basé sur des règles” (“international rules-based order”), on voit bien qu’il sollicite la vérité puisque Poutine, s’il repousse des prétentions US que Trump revendique parfois dans ses phases tonitruantes (comme les sanctions, les menaces contre la Corée du Nord, etc.), est par contre partisan d’un ordre international régulé par des organismes créés à cet effet. (Cela est effectivement mentionné dans l’article, mais sans que toutes les conséquences, et notamment les plus essentielles, en soient tirées pour la logique du propos.) Il est vrai que la définition implicite que les dirigeants-Système, et surtout US, donnent de l’“ordre international basé sur des règles” tel qu’on peut le comprendre ici est du plus haut comique puisqu’ils désignent de cette façon, selon une contradiction quasiment du mot pour mot, la phase du “désordre international basé sur l’absence de règles” du fait de l’action déstructurante des USA. (L’on voit alors la différence entre les “valeurs” et les principes puisque ce “désordre international” est justement créé par l’argument d’imposer à tous les récalcitrants, à coups de bombes porteuses de “valeurs” de préférence, les fameuses “valeurs”-Système opposées aux principes et qu’on désigne faussement dans le cas cité comme des “valeurs russes”.) (*)
Tous comptes faits, nous parlerions peut-être plus encore de “complicité” entre Poutine et Trump que de proximités, et encore d’une “complicité” d’humeur, outre les quelques jugements évidents qui les rapprochent. On a l’impression que tous deux, finalement, vont se rencontrer en se frottant les mains et en se disant l’un et l’autre et implicitement l’un à l’autre “enfin, on va pouvoir s’amuser”. Dans quel sens, “s’amuser” ? Eh bien, sans doute, “s’amuser” à l’idée de pouvoir se parler avec franchise, en vérité, sans l’apparat caparaçonné pesant des tonnes de la langue de bois qu’impose le Système dès que l’un des deux interlocuteurs fait effectivement partie du Système, et “s’amuser” aussi à l’idée de la panique et de l’angoisse que leur rencontre ne cesse de faire proliférer. C’est dans cette atmosphère, qui après tout peut effectivement les faire s’entendre comme deux frères qui s’entendent bien (ce qui n’est pas si évident…), qu’ils peuvent tomber d’accord pour faire un “gros coup”qui, enfin, justifierait leur panique à tous…
(… Certes, ils parleront aussi de choses sérieuses, Poutine devant débriefer son agent qui, comme chacun sait, travaille pour le KGB [camouflé depuis sous les initiales de FSB] ; qui, comme chacun le sait désormais depuis hier grâce à la vigilance de la presseSystème, travaille pour le KGB [FSB] depuis 1987.)