Après la frappe israélienne à Tunis en 1985, l’Algérie a déployé tout un dispositif terrestre, maritime et aérien afin de protéger les dirigeants réunis à Alger pour la création de l’État palestinien. Et leur a sans doute sauvé la vie
Tout ou presque a été dit sur la proclamation de l’État palestinien à Alger il y a 30 ans. Mais l’histoire de l’attaque israélienne planifiée contre le Palais des nations et déjouée par l’armée algérienne, cinq jours plus tôt, est beaucoup moins connue.
Tout commença un 1er octobre 1985, à 800 kilomètres d’Alger. Tunis vit alors l’impensable.
La petite banlieue de Tunis, Hammam Chott, est visée par une frappe aérienne israélienne visant le siège de la Force 17 de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le bilan est lourd : 68 personnes dont 50 Palestiniens sont tués, parmi eux, de nombreux dirigeants.
En perpétrant avec succès cette attaque au nez et à la barbe de tout le monde, y compris des États-Unis, alliés et amis de la Tunisie, Israël a réussi à prouver qu’elle avait les capacités techniques et logistiques de frapper ses cibles sans perte ou prise de risques inconsidérée, même à 3 000 kilomètres de ses bases, et en s’assurant d’un effet de surprise précieux dans sa guerre psychologique contre la résistance palestinienne.
L’opération « Jambe de bois », autorisée par le Premier ministre Shimon Peres, représentait un véritable exploit technique et tactique. À l’époque, la furtivité n’était pas encore d’actualité, la Méditerranée était constellée de forces navales des deux camps de la guerre froide, et la Libye était en guerre ouverte avec la sixième flotte américaine.
Pour exécuter son plan, l’armée de l’air israélienne a utilisé deux avions ravitailleurs Boeing 707, déguisés en avions de ligne, et dix chasseurs bombardiers F-15 pour larguer leurs munitions sur le QG de l’OLP. Le tout dans un silence radio absolu et des configurations de vol mimant celles des lignes aériennes civiles tout en restant loin d’éventuelles observations visuelles des pilotes de ligne pouvant les signaler.
Six F-15B et F-15D du 106e escadron « Spearhead » ouvraient la formation. Chaque appareil avait sous ses ailes une bombe à guidage électro-optique de type GBU-15 de fabrication américaine, la nacelle nécessaire pour guider ces armes et quatre missiles AIM-7 Sparrow pour son autodéfense.
En queue, se trouvaient deux F-15C du 133e escadron « Twin Tail », armés de missiles AIM-7 Sparrow et AIM-9 Sidewinder, ainsi que six bombes classiques Mark 82.
Peu de temps avant d’entrer dans l’espace aérien tunisien, la formation s’est scindée en deux vols de quatre, séparés par quatre minutes. Deux des F-15 ont connu diverses pannes d’avionique et ont été forcés d’interrompre la mission. Les autres équipages ont donc dû redistribuer les cibles entre eux.
Les trois premiers appareils ont largué leurs bombes guidées à 20 kilomètres au large de Hammam Chott. Deux autres les ont suivis quelques secondes plus tard. Ensuite, les deux F-15C de queue ont fini le travail en larguant leurs bombes classiques sur la cible maintenant bien « marquée » par le panache de fumée qui s’élevait du compound palestinien.
Une menace prise au sérieux
En Algérie, l’attaque israélienne fait l’effet d’une bombe. La décision est prise d’évacuer en urgence le campement militaire du Fatah, à Tébessa, à une dizaine de kilomètres de la frontière de cette Tunisie devenue accessible à l’ennemi.
Les soldats palestiniens sont emmenés vers la lointaine El Bayadh, dans le sud-ouest et ses paysages de western américain.
« Fortifier les défenses anti-aériennes à Tébessa en prévision d’une attaque surprise israélienne nécessitait de positionner nos radars en Tunisie, et même nos batteries anti-aériennes », raconte à Middle East Eye un colonel à la retraite qui a supervisé la défense aérienne à l’est du pays.
« À cette époque, le président Bourguiba se battait contre tous en Tunisie pour rompre les relations diplomatiques avec les États-Unis. Il avait tout de suite rejeté la proposition insistante d’un appui militaire algérien. »
En Algérie, l’attaque israélienne fait l’effet d’une bombe. La décision est prise d’évacuer en urgence le campement militaire du Fatah, à Tébessa, à une dizaine de kilomètres de la frontière de cette Tunisie devenue accessible à l’ennemi
Trois ans plus tard à Alger, alors que la décision de proclamer la création d’un État Palestinien n’est connue que d’une poignée de personnes, l’éventualité d’une attaque israélienne est prise très au sérieux.
Pour contrer la menace, on procède pendant trois mois à l’évaluation du risque puis à la préparation des mesures de sécurité. « Jamais l’Algérie n’a autant été sur le pied de guerre. Même face à la menace marocaine, nous n’avions jamais pris de telles mesures ! », raconte à MEE un capitaine qui a pris part aux préparatifs du sommet.
« En 1988, les capacités de l’armée algérienne étaient à leur climax : jamais elle n’avait eu autant d’avions, de missiles anti-aériens, et les personnels qui les opéraient étaient formés de manière excellente. »
De manière générale, l’ensemble des radars et systèmes anti-aériens sont en alerte. Deux intercepteurs à très grande vitesse et deux chasseurs MiG-21 sont envoyés en patrouille permanente. Des équipages d’alertes se relaient au sol et dans le cockpit de leurs avions, à Blida, Boufarik, Annaba et Oran.
En septembre 1988, des officiers du 11e groupement des missiles anti-aériens, basés à Alger, sont chargés d’établir un périmètre de défense éloigné de la capitale. Ils ont à leur disposition trois sites, à Réghaia, à Ouled Fayet et aux Eucalyptus, et un régiment complet de missiles Petchora capables d’abattre un avion à 25 kilomètres.
La mission de préparation consiste à vérifier que tous les équipements sont paramétrés et calibrés et que les moyens de communication avec les commandements fonctionnent.
Les hommes du 31e Groupement de batteries de missiles sol-air (GBMSA), qui dépendent de la défense contre avion de l’armée de terre, eux, partent de zéro.
Basés à Annaba, à l’est du pays, et à Aïn Oussara, au sud d’Alger, ils doivent identifier les meilleurs endroits pour déployer les batteries de missiles anti-aériens de courte portée OSA-AK.
Le choix se porte sur le sommet surplombant le quartier de Aïn Benian, à l’ouest de la capitale. Avec une vue panoramique sur l’ensemble de la baie d’Alger, cette position se trouve à quelques encablures du Palais des nations où doit se tenir la conférence.
Les militaires reçoivent l’ordre d’établir une zone d’interdiction aérienne de 20 kilomètres de rayon autour de la capitale et une zone de contrôle de 200 kilomètres.
Les militaires reçoivent l’ordre d’établir une zone d’interdiction aérienne de 20 kilomètres de rayon autour de la capitale et une zone de contrôle de 200 kilomètres
Sur le site même du Palais des nations, ils déploient des batteries de missiles de courte portée Strela 2M sur blindés. Ils sont le dernier recours dans le cas où l’ennemi parviendrait à déjouer les radars et s’approcher du site.
Le 31e GBMSA dispose également de sa propre Batterie de reconnaissance et conduite de tir (BRCT) qui comprend, en arrière, des radars soviétiques radar P15 et PRV qui déterminent sur de longues distances la position et l’altitude de l’ennemi.
Toutes les données captées par les différents radars utilisés sont centralisées et transmises à 60 kilomètres au sud d’Alger dans le mont Chréa, à ce qui est appelé le Centre de détection et de contrôle (CDC) chargé de donner l’ordre de tir et d’aiguiller l’aviation pour d’éventuelles interceptions.
Un écho radar
À Annaba, à 500 kilomètres à l’est de la capitale, un autre CDC prend en charge les menaces venant de l’est, en miroir avec le centre de Chréa.
En mer, la marine algérienne vient donner plus d’allonge aux radars au sol avec les corvettes Koni déployées entre Alger et Annaba. Sous l’eau, l’ensemble des sous-marins algériens sont de sortie pendant plus de deux mois. Deux Roméos et deux Kilos flambant neufs chassent d’éventuels intrus.
Fin octobre, au moins une frégate soviétique se déploie à Alger, une Krivak. Son radar puissant donne des capacités supplémentaires de détection. Une seconde frégate aurait effectué des patrouilles au large de la façade maritime-est algérienne.
À cette époque, les Soviétiques avaient placé leur navire sur le quai de marchandises du port d’Alger, visible par toutes les chancelleries dont les sièges surplombaient le port.
Le 10 novembre, alors que le congrès démarre, un écho radar est capté par les radars algériens à Annaba et à Alger. Il représente une formation serrée de chasseurs inconnus arrivant de l’est de la Méditerranée
Le 10 novembre, alors que le congrès démarre, un écho radar est capté par les radars algériens à Annaba et à Alger. Il représente une formation serrée de chasseurs inconnus arrivant de l’est de la Méditerranée. Ils avaient bifurqué vers la Sardaigne après avoir dépassé la Sicile et s’étaient regroupés pour pointer au sud.
En parallèle, raconte un officier du CDC de Chréa à MEE, une station d’écoute capte les communications d’un pilote d’Air France survolant la Sicile. Il demande si un bulletin NOTAM (Notice to Airmen) pour un quelconque exercice militaire a été émis en apercevant des appareils non identifiés et armés près de son vol.
À Reghaia, à l’est d’Alger, la BRTC du 31e GBMSA, qui capte les échos, anticipe les événements et demande la confirmation de l’ordre de tir au CDC.
Au Club des Pins, où se trouve le Palais des nations, on s’apprête à évacuer la salle. Ce que ne sait pas le capitaine du GBMSA, c’est que le CDC ne compte pas laisser la menace se rapprocher à portée des défenses au sol et fait décoller deux MiG-25, deux MiG-21 et deux MiG-23 MF.
« Tout le monde était sûr à 100 % qu’‘’ils’’ [les Israéliens] reviendraient attaquer ! Par conséquent, les Algériens ont déployé l’un de leurs sites SA-6 à proximité et ont créé une zone d’exclusion aérienne dans un rayon de 20 kilomètres autour du Club des Pins. Une paire de MiG-25 effectuait une patrouille aérienne de combat à haute altitude, et deux à moyenne altitude, chaque fois que de hauts représentants palestiniens se rencontraient. Des intercepteurs supplémentaires étaient en alerte à leurs bases », raconte Tom Cooper, auteur spécialisé dans l’histoire de l’aviation militaire, dans un article qui retrace cet épisode.
« Comme prévu, ‘’ils’’ sont venus. Le 10 novembre 1988, les radars d’alerte précoce algériens ont détecté une formation de contacts radar suspects venant de l’est. Un radar algérien a détecté un nombre de contacts lointains dans l’est, approchant à un niveau moyen », rapporte un officier tunisien à la retraite dans l’article de Tom Cooper. « Immédiatement, une paire de MiG-23 et une de MiG-25 ont décollé pour renforcer quatre MiG déjà sur le CAP par rapport au Club des Pins. »
« Les Algériens ne les ont pas incités à intercepter les Israéliens, qui étaient encore beaucoup trop loin. Ils ont ordonné à leurs MiG de monter et de prendre position devant les avions. En raison de l’activité algérienne, nous nous sommes mis en alerte également. Nos radars ont ensuite détecté deux groupes d’avions. À l’époque et à l’endroit, aucune activité commerciale ou militaire n’était prévue ou annoncée. »
La tension dans les cieux et sur le sol commence alors à augmenter. Au cours des minutes qui suivent, de plus en plus de stations radar algériennes et tunisiennes s’allument et commencent à suivre la formation entrante. Selon l’officier tunisien à la retraite, la vigilance des défenses anti-aériennes algériennes « a finalement eu un effet ».
« Ce n’est qu’une supposition, mais je pense qu’ils ont détecté toute cette activité électromagnétique. Ils ont suivi une trajectoire radiale pendant un moment, puis sont revenus à l’est. Ils n’avaient pas peur de nous, ni des Algériens. Mais pour que leur raid réussisse, ils voulaient toucher l’OLP sans subir de pertes. C’est pourquoi ils ont décidé d’annuler leur attaque. »