La “liquidation” de l’ambassadeur britannique à Washington, Kim Darroch, démissionnaire après la révélation de dépêches confidentielles envoyées à son gouvernement, et extrêmement dures mais aussi exotiques pour l’administration Trump et Trump lui-même, est l’objet d’intenses spéculations sur le coupable et la cause de ces fuites. D’une façon générale, il y a de nombreuses hypothèses de complots et de traquenards de type politique pour mettre Darroch dans le plus grand embarras, et empêcher le renouvellement de son mandat à Washington. L’annonce de sa démission par l’ambassadeur a mis un terme aux spéculations sur son avenir, mais pas à celles qui concernent la signification politique de l’affaire.
Parmi ces réactions, celles d’un ancien de l’administration Trump, Anthony Scaramucci, ami de Darroch qui affirme que l’ambassadeur a été victime d’un “complot politique” dans son propre ministère, alors qu’il occupait une position très favorable à Washington où il était très appréciée. (Ces réactions ont été enregistrées avant la démission de Darroch.)
« L’ambassadeur du Royaume-Uni aux États-Unis, Kim Darroch, dont les critiques du président Donald Trump ont fait l’objet d’une fuite qui l’a rendu persona non grata, a été victime d’un “coup politique” d’un fonctionnaire du Foreign Office, a déclaré à RT un ancien fonctionnaire de la Maison Blanche.
“Quelqu’un voulait l’embarrasser et le faire tomber de ce poste”, a déclaré Anthony Scaramucci, ancien directeur de la communication de la Maison-Blanche, à Afshin Rattansi, l’animateur de l’émission de RT ‘Going Underground’.
En raison de la réaction “prévisible” de Trump à ces fuites embarrassantes, – qui qualifient son administration de “dysfonctionnelle” et “incompétente”, – Darroch ne recevra probablement pas de prolongation de mandat, même s’il est “très-très apprécié à Washington”, a dit M. Scaramucci. »
Une seule appréciation dénote par rapport à ces rumeurs de complots et de manigances politiques. Elle émane d’un ancien ambassadeur britannique qui démissionna pour entrer en dissidence par rapport à la ligne officielle de son ministère et pour protester contre certaines pratiques britanniques, notamment de favoriser des régimes notoirement oppressifs et corrompus.
Craig Murray a lancé un site, après sa démission, qui est évidemment réputé pour le sérieux de ses informations diplomatiques. Avantage encore plus affirmée : Murray a travaillé avec Darroch et il le connaît donc personnellement, il connaît ses méthodes, la façon dont il était considéré dans la bureaucratie du Foreign Office, etc. La thèse de Murray est effectivement très “personnelle”, sans nécessairement rien de précisément politique à l’origine… (Dans le texte : FCO pour Foreign Office.)
« Les médias sont pleins de théories trop compliquées sur les personnes qui auraient pu divulguer les télégrammes diplomatiques de Kim Darroch donnant son opinion franche sur l’administration Trump. Je devrais commencer par expliquer le système de télégramme du FCO (Foreign Office). Les communications sont aujourd’hui des courriels effectivement cryptés, bien qu’encore connus sous le nom de « télégrammes », – “cables” pour les Américains. Ils sont largement diffusés. Ces télégrammes de Darroch sont officiellement adressés au ministre des Affaires étrangères, mais il y a des centaines d’autres destinataires, au FCO, au Premier ministre, au cabinet du ministre, au MOD, au DFID, vers d’autres ministères, au MI6, au GCHQ, et vers de nombreuses autres ambassades britanniques à l’étranger. Le champ des suspects est donc immense.
Il est très important de noter qu’il s’agit d’un type de fuite démodé qui a été donné aux médias grand public sans que les documents soient publiés en ligne. C’est donc assez faible en termes d’information du public. Nous n’avons pas vu les documents, nous en savons seulement autant qu’Isabel Oakeshott et le Daily Mail ont bien voulu nous dire. Il n’est pas possible d’imaginer un filtre plus indigne de confiance ou orienté idéologiquement que celui-là. Nous pouvons donc être certains qu’il ne s’agissait pas d’une divulgation de type WikiLeaks dans l’intérêt de la liberté d’information sur les fonctionnaires et leurs activités ; le but de la fuite était beaucoup plus précis.
L’évaluation cinglante que fait Darroch de Trump n’a rien à envier au récit médiatique dominant et il est intéressant, – mais sans étonnement de ma part par rapport à lui, – que Darroch partage le jugement neocon que l’échec de Trump à déclencher une guerre avec l’Iran après la destruction du drone a été une catastrophe. Les fuites ne nous apprennent rien de nouveau et ne profitent évidemment à aucune faction politique au Royaume-Uni. Alors quel était le mobile?
Je crois que la réponse la plus probable est beaucoup plus simple que tout ce que vous trouverez dans la vaste quantité d’articles de presse imprimés sur le sujet ces deux derniers jours par des gens sans connaissance du fonctionnement des services.
Kim Darroch est une personne grossière et agressive, qui est d’un commerce très désagréable pour ses subordonnés. Il a pris de l’importance au sein du FCO sous le régime du New Labour [de Blair], à une époque où la droite, la politique étrangère pro-israélienne et le soutien à la guerre en Irak étaient des options essentielles pour l’avancement professionnel, tout comme l’adoption d’une étrange culture “macho” inspirée par Alastair Campbell, à partir de Downing Street, où les gens juraient, portaient des sweet-shirts de footballeurs et se prétendaient d’extraction ouvrière (Darroch avait fait des études privées). La posture macho, c’était soudain la chose à faire.
A une époque où la gestion de l’information était le mot d’ordre de l’administration Blair, Darroch était en charge du département médias du FCO. Je me souviens d’avoir été étonné quand, au téléphone, il m’avait traité de “putain de connard” parce que je n’étais pas d’accord avec lui sur une question politique mineure. Je n’avais tout simplement jamais rencontré ce genre d’agressivité au sein du FCO auparavant. Les gens qui travaillaient directement pour lui devaient supporter ce genre de choses tout le temps.
La plupart des ambassadeurs de haut rang s’intéressent à la littérature chinoise et à Chostakovitch. Pour les gens type-Darroch, c’est plutôt le squash et la voile. C’est un type qui roule des mécaniques. À mon avis, la source la plus probable des fuites est un ancien subordonné qui se venge d’années d’intimidation et de frustration ou un subordonné actuel qui essaie de se débarrasser d’un patron désagréable. »
Voilà une thèse dont la simplicité est d’une fraîcheur inattendue dans l’univers incertain et déstructuré de cette étrange époque où les manigances, les simulacres, les complots, semblent s’agiter et se tordre dans d’interminables tourbillons crisiques. Nous ne cacherons pas que cette thèse nous paraît très acceptable, très plausible compte tenu notamment de la valeur professionnelle et de l’expérience considérable de la source, plus encore en prenant en compte ses rapports personnels avec Darroch, et tout cela démontrant que nous cherchons si souvent des causes tellement complexes à des actes remarquablement simples dans les attitudes humaines qui les suscitent. Par contre, il y a deux choses à observer qui tiennent à notre époque étrange et donnent la probabilité d’un prolongement très complexe à partir d’un acte si simple :
• La prolifération des fuites, la puissance du système de la communication, la facilité de diffusion des questions soi-disant “secrètes”, etc., ont constitué sans aucun doute un cadre extrêmement favorable à ce qu’un “inconnu” dans les services du Foreign Office décide d’agir ainsi. Dans une autre époque, la même personne X n’aurait peut-être pas osé, ou plus simplement n’en aurait pas eu l’idée. Ainsi l’“acte simple” devient-il un acte conséquent dans la complexité de l’“étrange époque” et suscite-t-il des effets complètement inattendus par rapport à cette cause. (On le voit déjà avec le nombre d’hypothèses sur les possibles manœuvres, coups tordus, etc. qui figurent dans les divers commentaires dans cette affaire.)
• Outre les hypothèses déjà signalées, la fuite qui serait donc très simplement explicable selon Craig Murray suscite des réactions disproportionnées, partant dans toutes les directions, éminemment politiques et polémiques, et créent une crise entre USA et UK aboutissant à la démission de l’ambassadeur. Du coup, des factions opposées (britanniques mais aussi US, et notamment avec l’implication de Trump lui-même) se trouvent devant l’opportunité de faire pression pour telle ou telle nomination, pour modifier de façon peut être importante les relations entre USA et UK, surtout au moment où Boris Johnson va très probablement s’installer au 10 Downing Street à la place de Theresa May. (Ce sont évidemment ces dernières circonstances qui ont favorisé les thèses de “complot politique” que repousse Craig Murray.)
Le portrait que Murray, qui s’y connaît, fait de Darroch nous décrit l’ex-ambassadeur comme un homme de l’époque Blair, un véritable neocon à l’anglaise. (Cela explique l’exclamation de Scaramucci, personnage douteux qui est resté quatre jours à son poste de directeur de la communication dans l’administration Trump, et personnage proche des neocons qui n’aiment pas Trump mais tentent de s’en arranger avec des succès divers dans le sens de leur politique : Darroch était « très-très apprécié à Washington ».) Cela implique que la principale courroie de transmission des special relationships du point de vue britannique, véhiculait une appréciation absolument extrémiste et belliciste (neocon), avec une influence à mesure au Foreign Office. La réaction violente de Trump et l’absence de défense de Darroch par le très-probable futur Premier ministre Boris Johnson, signifieraient, avec la démission de Darroch, une certaine satisfaction des deux hommes (Trump et Johnson) qui se veulent plus proches à cause de leurs options (pseudo-populiste, Brexit). On verra ce qu’il en sera lors de la prochaine nomination du nouvel ambassadeur UK aux USA.
Beaucoup de commentateurs européistes, qui sacrifient au Grand Mythe de l’indépendance de l’UE, se plaisent à mettre en garde contre la complète vassalisation de UK par les USA, avec un Johnson assumant à fond le Brexit et la rupture avec l’UE, et très proche de Trump dont il reçoit constamment force compliments. (Pour la beauté et l’originalité de l’image, on signalera que certains critiques avertissent qu’avec Johnson, UK « va devenir le 51ème État de l’Union ».) Comme si la présence dans l’UE garantissait contre une vassalisation aux USA, alors que l’UE est le centre même de la coordination de la vassalisation américaniste des Européens ! Comme si le gouvernement britannique, depuis MacMillan en 1956, et plus que jamais depuis Blair (1995), n’était pas d’ores et déjà en état de complète vassalisation ! Au contraire, la confluence des deux personnalités (Trump et Johnson) fait que l’Anglais pourrait être invité à jouer un rôle actif dans la lutte politique en cours aux USA (et ailleurs) entre populistes et pseudo-populistes d’une part, globalistes d’autre part. Dans ce cas, le vassal aurait une fonction différente d’allié d’une faction (Trump) en lutte aux USA, qui lui donnerait plus de poids, notamment auprès de l’administration, contre les ennemis jurés de Trump.
Dans ce cadre, Darroch était plutôt un obstacle à l’arrivée de Johnson avec ses liens avec Trump, puisque allié plutôt aux adversaires (néanmoins extrémistes bellicistes) de Trump. On dirait alors que son élimination tombe à pic, ce qui renforcerait le scepticisme de ceux qui ne croient pas à l’explication de Murray. Nous, nous serions tentés d’y croire plus que jamais car, dans cette “époque étrange”, les batailles sont de moins en moins conditionnées par les conditions politiques strictes et les habiletés platement humaines des comploteurs, et les meilleures manœuvres de la part d’une faction, viennent en général à partir d’incidents fortuits, presque “par hasard”, c’est-à-dire par la volonté des dieux. On n’a jamais tant comploté et jamais tant raté de complots, si bien qu’une “innocente vengeance” contre Darroch pourrait réussir là où les complots échouent en général.
DDE