Nous pourrions admettre que l’affaire devient enfin sérieuse, parce que lorsqu’il s’agit à la fois de gros sous et d’arguments-bulldozers, Trump ne plaisante jamais et ne laisse sa place à personne. Trump a, depuis son arrivée à la Maison-Blanche, l’Allemagne dans son viseur, parce que l’Allemagne exporte beaucoup aux USA (des automobiles, notamment) et compromet ainsi son programme d’une apparente reprise économique éclatante aux USA (Make America Great Again), situation de communication essentielle notamment pour sa réélection.
Trump a un argument de poids, selon la logique subversive et invertie qui marque les relations entre alliés de l’OTAN, surtout entre l’Allemagne et les USA. Il s’agit simplement, mais très lourdement, de transformer la présence imposée depuis deux tiers de siècle des forces US en Allemagne, forces quasiment d’“occupation” voulue par le Pentagone dans son dispositif mondial, en forces de “protection” de l’Allemagne voulues par l’Allemagne elle-même. Dès lors, dit cette logique subversive et invertie dont Trump use avec un brio et une pression consommés, les dépenses d’entretien et de logistique de ces forces doivent être payées par l’Allemagne et non par les USA.
Tout cela ne se faisait pas trop pressant du temps de la Guerre froide où l’URSS apparaissait comme un adversaire sérieux, même pour les USA, mais aujourd’hui c’est une autre affaire qui se joue beaucoup plus dans le domaine de la communication que dans celui des forces militaires. Les USA ont envoyé un féroce guerrier pour les représenter en Allemagne, l’ambassadeur Grenell, pour mener cette nième bataille de la “guerre” pour faire payer l’Allemagne, que Trump entend mener à la victoire finale par tous les moyens, y compris et d’abord le chantage, – à moins qu’il (Trump) n’ait d’ores et déjà décidé de remplacer l’Allemagne par la Pologne ?
• Les premiers épisodes de l’actuelle séquence de la bataille ont eu lieu jeudi et vendredi derniers, avec une offensive de l’ambassadeur Grenell, désormais célèbre pour sa brutalité antiallemande, avec le soutien de sa collègue, l’ambassadrice US en Pologne Mosbacher. Ils sont rapportés sous cette forme par RT, qui suit de près cette affaire parce que tout ce qui concerne les relations militaires entre les USA et l’Allemagne intéresse particulièrement la Russie.
« La querelle entre les deux alliés de longue date de l’OTAN a pris un nouveau tournant après que Richard Grenell, le célèbre ambassadeur des États-Unis à Berlin, ait fait monter la tension d’un cran de plus en exposant sa très mauvaise humeur à propos des dépenses militaires de l’Allemagne. “C’est vraiment inacceptable de penser que le contribuable américain continuera à payer pour la présence de plus de 50 000 soldats américains en Allemagne”, a-t-il déclaré le vendredi 9 août à l’agence de presse DPA.
Résolument réticent à financer le maintien des troupes américaines sur son sol, Berlin consacre plutôt ses excédents commerciaux “à des fins intérieures”, a-t-il déploré. M. Grenell a à maintes reprises fait part de la frustration de Washington à ce sujet, mais cette fois-ci, elle coïncidait visiblement avec une allusion subtile de sa collègue à Varsovie.
“Contrairement à l’Allemagne, la Pologne respecte son engagement de consacrer 2 % de son PIB à l’OTAN”, a tweeté l’ambassadrice US en Pologne Georgette Mosbacher, jeudi 8 août. “Nous serions heureux d’accueillir des soldats américains quittant l’Allemagne pour la Pologne”, écrit-elle.
Ces deux commentaires arrivent quelques semaines avant la visite prévue de Donald Trump en Pologne. Le président n’a cessé de pousser Berlin à payer davantage pour le “privilège” d’accueillir des soldats américains, menaçant parfois de réduire la présence des troupes américaines.
“Le président Trump a raison et [l’ambassadrice] Mosbacher a raison”, a commenté Grenell. De nombreuses administrations ont demandé à la plus grande économie d’Europe de “payer pour sa propre défense”, mais ce plaidoyer a été complètement ignoré “pendant de nombreuses années et par de nombreux gouvernements [allemands]”.
Aujourd’hui, on en est arrivé à un point où les Américains et le président américain vont devoir réagir, a laissé entendre Grenell. Le Pentagone a déjà redéployé un contingent de 1 000 hommes de l’Allemagne vers la Pologne, où ils seront stationnés sur six sites offerts par Varsovie.
Cette attitude fait également suite au refus brutal de Berlin de participer à des patrouilles navales dirigées par les États-Unis et le Royaume-Uni dans le golfe Persique. […] Auparavant, l’Allemagne avait également repoussé la demande de Washington de déployer des troupes en Syrie à la place des soldats que les USA envisageraient de retirer… »
• Le second épisode vient avec la “riposte” (!) allemande, qui permet au moins l’apparition d’arguments d’un type hérétique marqué par rapport à la religion-atlantiste, qui dans tous les cas dépasse largement la simple question des gros sous pour en arriver à la question plus fondamentale de la justification de la présence des forces US en Allemagne, voire en Europe. C’est dans ce sens qu’est intervenu le député Bartsch, chef du groupe d’opposition Die Linkeau Bundestag, en acceptant la logique de Trump mais en inversant sa conséquence : effectivement, les USA ne doivent pas payer pour des troupes US stationnées en Allemagne, en théorie pour la défense de l’Allemagne (sous-entendu : dont l’Allemagne n’a pas besoin), donc que les USA retirent ces troupes… En d’autres mots, cela conduit à un conseil tactique pour la direction allemande : que l’Allemagne utilise l’ultimatum US comme une opportunité pour pousser décisivement au retrait des troupes US d’Allemagne.
« “L’ambassadeur américain a raison : les contribuables américains ne devraient pas avoir à payer pour les troupes américaines en Allemagne”, a déclaré M. Bartsch, selon le Hannoversche Allgemeine Zeitung. Il a alors suggéré que tout retrait potentiel de troupes US devrait être total et complet. “Si les Américains retirent leurs soldats, ils doivent aussi retirer leurs armes nucléaires”, a-t-il insisté. “Et bien sûr, il faut les ramener aux USA, chez eux, et non en Pologne car cela provoquerait une nouvelle escalade dans nos relations avec la Russie, ce qui ne sert pas les intérêts européens et allemands.”[…] D’autres législateurs n’ont pas non plus apprécié l’ultimatum de Grenell. Thomas Hitschler, membre du Parti social-démocrate (SPD), a qualifié les propos de l’ambassadeur de “très problématiques” et “indécents”. Il a ajouté que les critiques de Grenell sur la contribution financière de l’Allemagne à l’OTAN ne correspondent pas à la réalité. […] Le secrétaire général du SPD, Lars Klingbeil, est allé un peu plus loin en accusant Grenell d’essayer d’intimider Berlin. “Les Américains ne nous feront pas chanter”, a-t-il dit à l’Allgemeine d’Augsburger. »
Bien entendu, on observe une différence entre d’une part le représentant de Die Linke, dans l’opposition et dont une partie du programme implique une certaine hostilité, qui peut même devenir une hostilité certaine à la présence militaire US en Allemagne ; et d’autre part le SPD qui est dans la coalition au pouvoir et a un programme de politique étrangère et de sécurité totalement otanien et proaméricaniste dans la grande tradition de l’Allemagne comme satellite des USA et du respect du Saint-Sacrement de la religion-atlantiste. L’intérêt de l’actuel épisode, bien entendu, ne se trouve en rien dans un changement de politique décidé par l’Allemagne, ni même de la possibilité d’un tel changement, mais d’une part dans les effets de l’extrême brutalité de la partie US pouvant conduire à une situation difficilement supportable pour le parti de la religion-atlantiste en Allemagne et pour son clergé confronté régulièrement à des élections ; et d’autre part dans l’existence d’une alternative géographique, stratégique, et surtout psychologique, à l’Allemagne, dans le chef de la Pologne et de sa politique “ultra”-proaméricaniste.
On ne peut rien dire d’aucune politique calculée, pensée, etc., donc d’une prospective raisonnablement possible, du fait de cet échange. Il s’agit d’une confrontation de trois “matières” brutes (nous employons le mot “matières” plutôt que “politiques” tant ces orientations et décisions dépendent de pensées extraordinairement primaires, toutes entières poussées par des sentiments et des émotions également primaires) :
• d’abord, la brutalité, la vulgarité et la grossièreté de la politique américaniste, voulue comme telle par le président Trump qui ne peut en imaginer une autre parce qu’il est businessman américaniste dans l’âme, et qu’il est de toutes les façons persuadé que seule cette politique de force aveugle peut apporter des résultats ;
• ensuite, la couardise, le “sens” de la vassalisation extraordinaire du clergé de la religion-atlantiste allemande, essentiellement la coalition au pouvoir, donc son impuissance totale à décider de repousser la tutelle américaniste ; mais cette couardise et cette vassalisation s’exerçant également dans des bornes imposées par les normes “démocratiques” et “européennes”, c’est-à-dire interdisant de trop céder sur l’apparence de la pseudo-souveraineté, et donc confronté à la possibilité de l’insupportabilité de l’agression US qui pousserait le couard à ne pas pouvoir tout à fait céder sur tout ;
• enfin, l’extraordinaire enfermement de la vision polonaise dans un antirussisme sans la moindre mesure ni la moindre raison, additionné à un anti-européanisme qui pousse ce pays à très mal supporter la pseudo-tutelle de proximité de l’Allemagne, et donc, s’imaginant que l’“alliance” américaniste est un avantage décisif, poussant par des ouvertures insensées aux USA à la crédibilité de la Pologne comme alternative à l’Allemagne.
On voit mal comment l’Allemagne pourrait capituler sur toute la ligne et se soumettre à toutes les exigences du businessman Trump ; on voit mal comment Trump pourrait ne pas pousser au maximum son atout polonais, en pratiquant le chantage vis-à-vis de l’Allemagne, dans le plus pur style de Crime Inc., qui donne ses règles de fonctionnement aussi bien au business qu’au crime organisé ; on voit mal comment le Pentagone pourrait concevoir un seul instant l’idée d’abandonner tout ou même partie de son implantation en Allemagne, où il possède quelques-unes de ses bases outremer les plus importantes. Tout cela se passe alors que les tensions internes ne cessent de s’exacerber, aussi bien en Europe, entre une Pologne effectivement proaméricaniste mais aussi souverainiste ; en Allemagne, où l’on vit les derniers souffles du règne d’une Merkel visiblement épuisée et qui n’a plus que les restes faisandés de son autorité ; aux USA, où l’on approche de la campagne USA-2020 dans une atmosphère de quasi-“guerre civile”. L’ensemble forme un fameux menu pour une querelle transatlantique se répercutant sur l’état chaotique de la “guerre civile” commerciale en cours au sein de la globalisation qui nous réunit tous dans in bonheur partagé.
Cette querelle germano-américaniste est emblématique de l’époque. Elle semble impossible à résoudre, et condamnée à demeurer dans un statu-quo de tensions sans fin, mais de tensions paradoxalement immobiles et sans aucun effet dynamique ; d’un autre côté, on sent, comme dans plusieurs autres situations de tensions extrêmes mais également sans effets dynamiques notables,qu’elle peut basculer à tout instant en un prolongement catastrophique. On suivra avec attention, à cet égard, le G7 à venir (à Biarritz, les 24-26 août) et surtout la visite de Trump en Pologne pour deux jours à partir du 31 août. L’affectivisme antirussiste et par conséquence directe proaméricaniste des dirigeants polonais se trouvera alors à son zénith pour s’exprimer dans la proposition suprême que la Pologne fasse don de sa personne à la religion-atlantiste, pour remplacer l’Allemagne comme vassal privilégié des USA sur le continent. Face à cela, la pensée chaotique de Trump et sa fascination pour les énormes “coup de com’” peuvent le pousser à des engagements inattendus, Pentagone ou pas.
DDE