Alarme ! Alerte ! Washington D.C., sous la houlette du plus vertueusement étoilé d’entre tous puisque le général Milley est président du JCS, se mobilise dans la terreur et la panique. L’hypersonique chinois a tracé dans les cieux étoilés une marque aussi grave que celle du premier satellite artificiel de l’histoire, le soviétique ‘Spoutnik-I’ d’octobre 1957. Que dire ? Que faire ? Plus d’argent au Pentagone ? Et ainsi de suite… Dans ce marécage fangeux de multiples sottises qu’est devenu Washington D.C., le commentaire se perd.
Dans les mémoires comptables et colorées d’un hybris indémodable des acteurs de la communauté de la sécurité nationale de Washington D.C., – Pentagone, experts, lobbyings, complexe militaro-industriel, – le “Sputnik moment” reste un spectre cauchemardesque. Ce fut ce jour du 4 octobre 1957 où le “bip-bip” de Spoutnik-I résonna autour du globe terrestre, et particulièrement dans les oreilles avisées de cette même communauté de la sécurité nationale dont nous parlons…
Et voici que nous serions replongés dans cet affreux cauchemar ! Le Wikipédia, pour cette fois lassé des manœuvres de distorsion qu’il nous inflige, nous dit notamment ceci pour nous rappeler ce que nous subîmes :
« La crise du Spoutnik est un jalon de la guerre froide qui débute le 4 octobre 1957 lorsque l’URSS met pour la première fois en orbite un satellite, Spoutnik 1, soulignant ainsi son avance technologique par rapport aux États-Unis, et initiant ainsi une période de peur et d’inquiétude du public du bloc de l’Ouest. Les États-Unis étaient la puissance mondiale dominante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale grâce à leur avantage en matière de capacité nucléaire. Or si l’URSS pouvait lancer un satellite, cela signifiait également qu’elle pourrait lancer une ogive nucléaire capable de parcourir de longues distances intercontinentales et d’atteindre les États-Unis, un territoire qui n’avait jamais été menacé du fait de son éloignement des guerres européennes et devenait soudain vulnérable.
Les médias américains ont rapporté l’inquiétude du public mais aussi contribué à créer une ambiance d’hystérie, exagérant le danger des satellites soviétiques. L’écrivain de science-fiction et scientifique Arthur C. Clarke déclarait le 9 octobre 1957 que le jour où Spoutnik avait tourné autour de la Terre les États-Unis étaient devenus une puissance de second ordre… »
Il s’agit donc d’un des trois ou quatre événements-clef de l’après-guerre et de la Guerre Froide que ce “Moment-Spoutnik”, aussi bien en capacités technologiques et militaires, en infinie vulnérabilité psychologique, en montages inconscients et conscients de simulacres de puissance. C’est pourtant lui que sollicite le général Milley, président du Comité des chefs d’état-major (JCS) des forces armées américanistes, pour mesurer l’effet produit par le tir d’un missile hypersonique chinois.
Milley parle, et d’ailleurs pour l’exprimer, au milieu d’une extrême alarme du système de la communication à Washington D.C. On s’y est enflammé à la fois de panique et de fureur devant ce qui est décrit comme une fantastique avancée chinoise :
« Trois sources familières avec les tests ont déclaré que les responsables militaires américains étaient “stupéfaits” parce que la Chine a testé des armes que les États-Unis ne possèdent pas actuellement. […] Une autre a déclaré que les experts spatiaux du gouvernement américain étaient perplexes quant à la façon dont les Chinois ont pu mener de tels tests, car ils semblent “défier les lois de la physique”. »
L’intervention de Milley est donc une confirmation d’un courant de communication qui semble accepté par l’entièreté de la communauté de sécurité nationale. Elle est présentée par un rapport de RT comme celle du « plus haut responsable à apparaître [en public] pour confirmer les rapports » sur l’essai chinois. (Biden a dit le 20 octobre, selon les instructions, qu’il était « préoccupé » par cette affaire, – mais cela semble être passé inaperçu, ce qui se conçoit aisément.)
« “Ce que nous avons vu est un événement très significatif, à savoir le test d’un système d’arme hypersonique. Et c’est très inquiétant”, a déclaré Milley dans une interview accordée au ‘David Rubenstein Show’ de Bloomberg TV mercredi. “Je ne sais pas si c’est tout à fait un ‘moment-Spoutnik, mais je pense que c’est très proche de cela. Cela retient toute notre attention…” […]
Le PDG de Raytheon, l’un des grands fournisseurs d’armement des États-Unis, a également reconnu que les USA sont très en retard sur la Chine en matière de développement d’armes hypersoniques. Washington a “au moins plusieurs années de retard”, a déclaré mardi le PDG Gregory Hayes. […]
Le général a semblé reconnaître que la supériorité militaire de la Chine était la conclusion inévitable [de l’événement], notant qu’“à mesure que nous avancerons, – au cours des 10, 20, 25 prochaines années, – il ne fait aucun doute dans mon esprit que le plus grand défi géostratégique pour les États-Unis sera la Chine”.
Il a ajouté que le développement militaire de Pékin était “vraiment significatif” et a fait valoir que son budget militaire, – si l’on tient compte des salaires inférieurs des soldats et des entrepreneurs de la défense chinois, – était en fait assez proche des dépenses militaires astronomiques des États-Unis, qui sont les premières au monde. »
D’une façon générale, les Chinois s’étonnent (par courtoisie) ou se gaussent des réactions du Pentagone et de toute sa clique. Pour eux, il s’agit d’un simulacre d’hystérie pour justifier des dépenses militaires supplémentaires (« L’hystérie de Washington concernant la menace des missiles hypersoniques chinois n’est qu’une excuse pour sa propre expansion militaire »). On s’amuse beaucoup autour de l’acronyme MAD de la doctrine de la ‘Mutual Assured Destruction’, – mais aussi traduction de ‘fou’ en français, – pour qualifier le comportement des citoyens de l’américanisme : « Washington must be going MAD: Nuclear-era logic of Mutually Assured Destruction will make America safe, Chinese media boss jibes ».
Tout aussi généralement, la position des Chinois, aussi bien pour ce qui concerne l’essai de l’hypersonique (dont l’importance est en général minorée par eux) que pour ce qui concerne l’effort stratégique nucléaire de la Chine en général est bien synthétisée par un tweet de XiJing, rédacteur-en-chef de ‘The Global Times’ :
« La Chine ne s’engagera pas dans une course aux armes nucléaires avec les États-Unis. Nous pensons que c’est stupide. Je sais que les États-Unis peuvent détruire la Chine 10 fois, mais NOUS NOUS ASSURERONS d’avoir la capacité totale de détruire les États-Unis une fois. »
Curieuse situation… Il paraît évident à première vue que les divers chefs des forces, les experts du Pentagone et leurs divers relais, attisent les flammes de la panique pour obtenir des augmentations budgétaires ; vielle tactique usée jusqu’à la corde, certes. Pour autant, on doit noter quelques observations :
• Il est vrai que les États-Unis ne cessent d’enregistrer des échecs dans les essais de développement des missiles hypersoniques et se trouvent en réel état d’infériorité. Au reste, cette infériorité ne date pas d’aujourd’hui, elle a été exposée il y a trois ans, par la révélation publique (par Poutine) de l’avance russe en la matière. D’une façon assez révélatrice des comportements de communication dans l’évaluation des menaces, la puissance russe dans ce domaine, qui est certainement la plus avancée, a été quasiment ignorée. Il est vrai que tous les efforts des services d’évaluation étaient concentrés autour de l’idée de mettre en évidence la complicité entre Trump et la Russie (‘Russiagate’). Aujourd’hui, la Russie a définitivement été classée “menace secondaire”, et la Chine élue pour les décennies à venir ‘Miss-Menace-Univers’. On n’en démordra pas.
• Il est vrai par ailleurs que les forces US sont en général dans un état de plus en plus déplorable, hors les (ou en plus des) missiles hypersoniques. Un rapport du GAO à cet égard est révélateur. Une étude interne de l’US Army fuitée pour le site ‘Politico’, donne un résultat assez inquiétant. L’étude emploie une méthodologie inhabituelle, demandant aux soldats et aux officiers eux-mêmes s’ils se considèrent en état de préparation pour combattre : 14% des soldats et des sous-officiers répondent positivement, et 40% du côté des généraux (ce qui est rassurant). Autre indication : on vient de terminer l’enquête sur la destruction accidentelle par le feu en 2019 du USS ‘Bonhomme Richard’, un porte-hélicoptère d’assaut amphibie de haut niveau et d’un prix qui ne l’est pas moins. L’incompétence et l’irresponsabilité générales des officiers et des matelots constituent la cause nécessaire sinon suffisante de la destruction du navire.
• On observe enfin que tout cela renvoie également à la wokenisation des armées, qui reste une priorité valant bien l’alarme hypersonique en cours et rend bien difficile le redressement triomphal d’une institution qui est justement, comme cela se trouve, en cours d’effondrement accéléré…
Tout cela vient encore obscurcir la cause réelle de la démarche de Milley, autant que l’hystérie hypersonique de Washington (pourquoi pas avec les Russes ?). Pour gonfler le budget du Pentagone ? Au point où il en est de puissance budgétaire himalayesque, avec des parlementaires qui ne cessent d’en rajouter, conduits par la meute des lobbyistes et les ‘contributions’ massives de l’industrie d’armement aux campagnes électorales de ces messieurs-dames (ou mesdames-sieurs, nouvelle formule à envisager), est-il nécessaire d’un “Moment-Spoutnik” pour obtenir encore plus ? Ou bien : pourquoi le Pentagone n’installe-t-il pas sa propre planche à billets ? On sait, – mais peut-être l’ignorent-ils, – qu’on a largement passé le point critique du ‘Principe de Peter’ et que tout ajout d’argent ne sert qu’à accentuer le gaspillage et la corruption.
Tout cela décourage le commentaire sérieux, à moins d’être informé des divers complots en cours, – et ce n’est pas notre cas. Aussi sommes-nous conduits à réintroduire ce commentaire que nous donnions récemment (également à propos de l’hypersonique chinois), d’un prestigieux universitaire américaniste, le professeur émérite Michael Brenner, extraits d’une interview donnée le 13 octobre à Finian Cunningham à propos de la “nouvelle stratégie” US dans le Pacifique, avec la mise en œuvre du traité AUKUS. Il s’agit justement, ce traité, d’une initiative antichinoise qui est censée assurer la victoire finale du “camp du Bien”, aujourd’hui brutalement et irrémédiablement compromise, nous dit-on, par l’hypersonique que personne ne vit venir. Décidément, on en revient à l’irrésistible hypothèse de la bêtise solaire à force d’être pure, ajoutée à la folie extraordinaire de cette époque qui ne l’est pas moins.
Nous écrivions en introduisant ces quelques remarques de Brenner que c’était au moins une « grande nouvelle qu’un universitaire de ce calibre soit capable de parler avec une telle franchise de l’état des lieux intellectuels et politiques en Occident ». Pour nous paraphraser nous-mêmes, nous dirions que cette franchise est pour nous « un véritable “événement stratégique” bien plus important » que le “Moment-Spoutnik” du général Milley dont la carrière constellée d’étoiles l’est aussi d’autant de simulacres en forme de pantomimes qui nous font croire plus que jamais que l’‘Empire’ est bien destiné, selon le mot immortel de William Pfaff, de mars 1992, – « To Finish in a Burlesque of Empire ».
Question : « Les trois membres de l’AUKUS risquent de perdre économiquement si les relations avec la Chine continuent de s’effondrer. Les économies des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Australie sont fortement tributaires des vastes marchés chinois, alors comment expliquer l’antagonisme autodestructeur de leurs gouvernements envers Pékin ? Pourraient-ils être aussi stupidement myopes ? »
Michael Brenner : « Oui, – tout comme les Européens à l’égard de la Russie. Il n’y a pas un esprit stratégique en position d’autorité où que ce soit en Occident. Le Royaume-Uni est dirigé par une bande de bouffons qui vivent dans un monde mental de “joyaux de la couronne”. Quant au Premier ministre australien Scott Morrison, il ne fait que prendre des postures. Il sera pris de court lorsque les pertes économiques toucheront inévitablement la population australienne. En revanche, la grande nouvelle se trouve au Japon, où Fumio Kishida, le nouveau Premier ministre, a modifié d’au moins 90 degrés l’attitude du pays vis-à-vis de la RPC. Lors d’un échange cordial avec le président chinois Xi la semaine dernière, les deux dirigeants ont convenu de poursuivre des “relations constructives et stables” fondées sur un dialogue accru. »
Question : « Pensez-vous que les Etats-Unis finiront par accepter l’émergence d’un monde multipolaire et par renoncer à leurs ambitions hégémoniques ? Que doit-il se passer dans la politique américaine pour que cela se produise ? »
Michael Brenner : « A court ou moyen terme : non. Il n’y a ni l’esprit ni le leadership politique. Je crains que nous ayons besoin de quelque chose comme la crise des missiles de Cuba en 1962, lorsque les États-Unis et l’Union soviétique ont frôlé la guerre nucléaire, pour remettre les gens d’aplomb. Tant au niveau de l’élite que de la population, seule la peur de la guerre pourra, sur une base purement pragmatique, briser l’état intellectuel/politique comateux dans lequel se trouvent enfermés les Etats-Unis. »
DDE « Un hypersonique “Moment-Spoutnik” »