Déterminer le profil d’un auteur de crime ou de sa victime avant même que les faits aient lieu, envoyer les forces de l’ordre précisément là où seront les délinquants dans quelques heures… La scène évoque irrésistiblement Minority Report. Dans ce film d’anticipation réalisé par Steven Spielberg les policiers n’ont plus qu’à arrêter ceux dont les futurs méfaits ont été prédits. Ce monde policier parfait où l’ordre et la sécurité seraient assurés à moindres frais est en train de quitter la fiction grâce à la révolution promise aujourd’hui par le big data.
Des poids lourds de l’informatique comme IBM ou SAP, mais aussi des entreprises spécialisées comme PredPol sont en train d’offrir un nouveau service : la police prédictive. Ce service, en fait des logiciels armés de puissants logarithmes, vient exploiter les « puits de données », ces informations dématérialisées disponibles en nombre toujours croissant. Ce qui est radicalement neuf, ce n’est pas tant la méthode que l’échelle : la variété, le volume des informations et la vélocité de leur analyse sont sans précédent.
Faits recensés, auteurs, victimes, circonstances, environnement, qualité de l’éclairage public, proximité de transports en commun ou de commerces, etc., tout est concaténé sur une synthèse cartographiée. La force du système est donc de détecter précisément des liens de causalité complexes, là où un enquêteur ne verrait que des grappes de faits, épingles plantées sur une carte.
Trois grands types d’analyse orientent la prévision vers le type d’acte criminel ou délictuel commis, les catégories d’auteurs probables ou enfin celles des victimes probables. Les résultats obtenus sont projetés suivant deux méthodes principales. La première est le Crime hotspots qui apporte une meilleure compréhension des causes de la criminalité. Elle se concentre sur la répétition des faits dans un même lieu et permet d’organiser une réponse ciblée aux risques futurs. Le deuxième modèle est le risk terrain modeling qui prétend aller plus loin en dégageant des circonstances à risque, susceptibles de se reproduire ailleurs que dans les points sensibles déjà identifiés. L’outil est suffisamment pris au sérieux pour que les forces de police de métropoles comme New York, Los Angeles ou Chicago s’en équipent et que le budget fédéral soutienne à hauteur de 800 000 dollars une partie des expérimentations. En Europe, Londres ou encore Munich suivent la tendance. La préfecture de police de Paris y réfléchit activement et a mené une première expérimentation sectorielle sur les vols à l’arraché.
Contrairement à ce que la référence parfois incantatoire au big data pourrait laisser croire, cet objectif d’une police en avance sur le crime n’est pas né des seules dernières innovations. Le potentiel des analyses prédictives a été utilisé à grande échelle dès 2008 par William Bratton, qui peut revendiquer le titre officieux de premier flic des États-Unis : chef de la police de New York puis de Los Angeles et aujourd’hui à nouveau à la tête du NYPD, il a même été approché en 2011 par David Cameron pour prendre la tête de la police métropolitaine de Londres. Promoteur de la conduite de la performance grâce à l’informatique, Bratton a vu dans la statistique de masse un multiplicateur de forces, sous réserve qu’elle soit conjuguée aux autres méthodes policières plus conventionnelles, notamment la police de proximité. Cette condition semble devoir être rappelée avec force aujourd’hui, tant la police prédictive semble s’être muée en une pensée magique où le concept garantirait le résultat. Au-delà de la fascination pour le tout technologique, les fournisseurs « clés en main » de solutions logicielles avancent un autre argument auquel les pouvoirs publics sont particulièrement réceptifs : mieux prévoir, c’est mieux allouer les forces et donc pouvoir se passer à terme d’une partie de la masse salariale Aussi, lorsqu’à partir de 2011 plusieurs municipalités des États-Unis ont vu leurs finances s’effondrer, certains responsables locaux ont pris la recommandation au pied de la lettre. La police de Camden, un comté en voie de paupérisation à l’est de Philadelphie, n’a ainsi pas hésité à dissoudre l’intégralité de sa force de police avant de réengager à des conditions moindres une partie de ses anciens effectifs. Outre une réorganisation territoriale, cette méthode expéditive s’est largement appuyée sur les gains escomptés de la police prédictive. Le manque de recul ne permet pas encore d’en dresser le bilan.
Le groupe de réflexion de la RAND Corporation a pris l’initiative d’éclaircir le débat par une publication en 2013 sur le rôle des prévisions criminelles dans les opérations de police brisant quelques mythes au passage : la fiabilité des prévisions doit se mesurer non pas à l’aune de la puissance du logiciel, mais à celle de la qualité des informations alimentant le logiciel. Aussi complète soit la synthèse, elle ne peut exonérer les agents de police d’ À ces limitations pratiques, les thuriféraires de la police prédictive pourraient être tentés de répondre par une course aux armements, l’utilisation des flux de connexion des téléphones portables pouvant, par exemple, renseigner en temps réel sur l’évolution dynamique de la fréquentation d’un site ou d’un secteur tout en préservant l’anonymat des porteurs. La frontière risque ici néanmoins d’être rendue ténue entre intérêt public et atteinte aux libertés, le cloisonnement des informations véhiculées pouvant s’avérer problématique, surtout si d’autres agrégats sont étudiés, comme l’âge ou le sexe des abonnés. L’état de droit étant d’autant plus préservé qu’il se fait d’autant moins exception à lui-même, le cumul d’informations tendant à distinguer de manière prévisionnelle une situation « normale » d’une situation « anormale » impose une vigilance particulière. La prévision d’un profil d’auteur d’infraction ou l’utilisation de caméras dites « intelligentes » dans l’espace public, alertant automatiquement sur des actions identifiées comme suspectes au sein d’une foule, amènent implicitement la question d’une sanction qui, elle aussi, pourrait être délivrée de manière préventive. Là où la fiction serait censée rejoindre bientôt la réalité. un travail primordial d’analyse des résultats. Les prédictions ne sont en fait que des prévisions, la réduction de la criminalité n’est pas acquise et nécessite une action continue sur le terrain.
Article de 2015 écrit par Marc Jankowski