Alex Christoforou, sur le site TheDuran.com, ne manque pas de mettre en évidence un passage d’une longue “interview” en plusieurs épisodes de Poutine qu’a effectuée le réalisateur de cinéma Oliver Stone, célèbre pour ses sujets dissidents et ses prises de position politiques à mesure. Stone a eu beaucoup de contact avec les Russes ces deux dernières années, avec la réalisation de son film sur Snowden, qui réside toujours en Russie. Il en a gardé de nombreux liens structurels et la Russie est désormais devenue un de ses champs d’activité de dissident US. La très longue interview de Poutine, qui s’étend sur un temps assez long lors de quatre rencontres principalement, constitue en fait un portrait du président russe qui aura la forme d’un film (la sortie est prévue le 12 juin) dont l’ambition est sans aucun doute de constituer la description filmée la plus complète et la plus profonde de l’homme politique le plus célèbre de son temps, et sans doute le seul véritable homme d’État dans les temps actuels.
Bien entendu, de nombreux extraits ont déjà été publiés, avec des déclarations plus ou moins sensationnelles de Poutine. C’est donc à l’une d’entre elles que s’attache Christoforou, et finalement pas la moins intéressantes bien qu’elle puisse paraître futile et anecdotique, sinon à la limite de l’ironie. Interrogé sur le sénateur McCain, Poutine répond que, “dans une certaine mesure”, il “l’aime bien” à cause de ce qu’il (Poutine) juge être “son patriotisme” qu’il compare à la fameuse référence de Caton l’Ancien et de son “Cartago delenda est” répété sans cesse pour ranimer la volonté de Rome devant son plus terrible ennemi.
On peut comprendre que l’analogie vaut pour l’esprit de la chose du point de vue symbolique et psychologique plus que pour sa signification historique qui est complètement invertie. En effet, Poutine ne peut douter une seconde, à tort ou à raison qu’importe, que les USA ne parviendront jamais à leur fin malgré McCain-Caton, – la destruction de la Russie, – alors que l’exhortation de Caton l’Ancien finit par trouver sa réalisation et sa justification en même temps avec la destruction de Carthage par Rome. D’ailleurs, Poutine, complète son propos par des remarques qui ne correspondraient pas précisément à la situation de Caton. Même si l’on peut admettre que Caton pouvait être “un de ces hommes avec de telles convictions” comme Poutine dit de McCain, il est moins assuré qu’il fut un de ces hommes « vivant dans l’ancien monde, refusant de voir le futur, incapable de comprendre à quelle vitesse le monde change… Ils ne voient pas la véritable menace et ils ne peuvent pas laisser le passé derrière eux, ce qui les ramène constamment en arrière ». Au contraire, l’exhortation de Caton représentait bien, qu’on le déplore ou pas, l’avenir de Rome puisque cet avenir et l’élimination du principal obstacle à la toute-puissance de l’empire furent réalisés avec la destruction de Carthage. Au contraire, les USA de McCain vivent, selon Poutine, dans un passé révolu, et pour cela sont confrontés à la perte décisive de leur puissance qu’alimente notamment McCain-Caton courant derrière des chimères (Delenda est Russia).
Voici la présentation que fait Christoforou de ce passage (vidéo avec cette présntation) : « Putin told Stone in Moscow… “Well, honestly, I like Senator McCain to a certain extent. And I’m not joking. I like him because of his patriotism, and I can relate to his consistency in fighting for the interests of his own country.” RT reports that the Russian President compared US Senator McCain to the Ancient Roman Senator, Cato the Elder, who routinely signed off his speeches, regardless of the subject, with the phrase, “Carthage must be destroyed.”
» “People with such convictions, like the Senator you mentioned, they still live in the Old World. And they’re reluctant to look into the future, they are unwilling to recognize how fast the world is changing.” “They do not see the real threat, and they cannot leave behind the past, which is always dragging them back,” “Unfortunately there are many senators like this in the United States.”
» Last month, during a visit to Australia, Senator McCain called Vladimir Putin, “the premier and most important threat, more so than ISIS.” McCain would know since he has had multiple, intimate meetings with ISIS and its leaders. »
Ces déclarations de Poutine sont effectivement intéressantes pour comprendre le sénateur McCain, qui est une personnalité très illustrative et significative de son temps, et dont l’influence est absolument considérable à Washington, malgré (ou “à cause de” ?) un comportement extrêmement bizarre sinon erratique dans certains cas. Alexander Mercouris, sur le même site, met en évidence ce comportement de McCain, lors de l’audition de l’ancien directeur du FBI Comey au Sénat, hier. McCain était l’invité de la commission du renseignement du Sént dont il ne fait pas partie, – il préside la puissante commission des forces armées. Cette invitation constitue dans tous les cas, justement, la marque de l’influence et du respect dont McCain jouit au Sénat alors que sa “performance” erratique, hier, plongea Washington D.C. dans l’embarras : « However one particularly inept line of questions stands out: those asked by Senator John McCain of Arizona, who is not even a member of the Senate Committee but who was there by invitation.The mainstream media is unanimous in calling Senator McCain’s questioning of Comey bizarre, and for once I agree with them… »
Comment réconcilier ses avis qui semblent en apparence contradictoires, prenant en compte, ce que nous faisons sans aucune hésitation, que l’aspect favorable du jugement de Poutine n’est en rien ironique. D’une part, Poutine trouve des vertus non négligeables à McCain, d’autre part McCain se conduit d’une façon si “bizarre” qu’on peut être conduit à penser qu’il est soit stupide, soit gâteux, soit les deux à la fois, ce qui laisse peu de place pour les vertus. Le cas est absolument intéressant.
Il nous est arrivé aussi souvent de dénoncer les affirmations grotesques et le comportement inadmissible pour des résultats catastrophiques de McCain, que d’énoncer certaines remarques sur sa psychologie et sur son caractère nuançant d’une façon importante ces jugements catégoriques. L’on dirait à première vue qu’il importer de séparer les actes de l’homme, de ses intentions et des sentiments qui les animent, qui peuvent être complètement contradictoires. Mais justement, ils ne le sont pas vraiment, contradictoires : McCain est à la fois patriote, sans doute sincère dans ses convictions, etc., et en même temps ses actes sont complètement et systématiquement catastrophiques pour la cause qu’il prétend défendre. L’on ne peut argumenter à cet égard sur un accident fortuit, une maladresse de passage, etc., tant est longue et grande la constance des effets catastrophiques, notamment pour son pays qu’il chérit, de ses interventions ; la contradiction n’est pas accidentelle, elle est ontologique. L’explication se trouve alors dans le caractère extrêmement inhabituel, étrange, sans précédent, de la situation générale.
Pour nous, les actes venus du comportement de McCain selon les critères envisagés étaient acceptables, quoiqu’extrêmes certes, à peu près jusqu’en 2013-2014. C’est précisément à partir de la crise ukrainienne (le “coup de Kiev” du 21 février 2014) qu’on est entré dans une phase nouvelle, déterminée et impérativement réclamée par le Système, à partir de laquelle les élites-Système se sont trouvées entraînées dans un déterminisme-narrativiste qui les obligeait et les oblige toujours sinon plus que jamais à suivre une logique induite de faits absolument inexistants, des faits-simulacre. Avec cette phase, nous sommes passés d’une représentation extrême de la réalité (extrêmement déformée, mais à partir de fondements encore réels) à une complète simulation qui induisait à son tour, pour ces même élites-Système, la complète destruction de la réalité (déconstruction achevée). L’action d’un McCain, considéré comme un des ouvriers les plus zélés, sinon l’ouvrier le plus zélé du simulacre imposé par le Système (d’où son influence et le respect qui lui est porté), devient alors complètement et systématiquement catastrophique puisqu’elle porte justement sur un simulacre qui n’a, par définition, aucune existence, aucune ontologie. En cela, McCain diffère complètement de Caton l’Ancien, notamment mais essentiellement certes, parce que la Russie n’est pas le Carthage de Washington D.C. Le véritable Carthage de Washington D.C., c’est le simulacre où le Système a mis Washington D.C. ; il va de soi que la partie est perdue d’avance puisque la destruction du simulacre signifiera nécessairement la destruction de Washington D.C. devenu simulacre lui-même. (Fameuse formule surpuissance-autodestruction, où la surpuissance signifie la poussée sans arrêt pour tenter d’imposer le simulacre comme faisant-fonction-de-réalité.)
La “bizarrerie” de McCain face à Comey vient simplement du fait que Comey, déposant sous serment, jouant sa réputation, éventuellement sa liberté (le parjure peut mener loin s’il est mis à nu), opposait à McCain des faits réels collectés par le FBI, mettant ainsi sens-dessus-dessous le simulacre où se place McCain. (Non que Comey ne fasse pas partie lui-même du simulacre puisqu’il est dans les élites-Système ; comme la plupart d’entre ces gens, comme la plupart des sapiens d’ailleurs, et nous-mêmes à la limite mais selon les graduations différentes, à certains moments il en fait partie, à d’autres moments pas. Il met ainsi en évidence l’ambiguïté de tous les “acteurs-ouvriers” du simulacre, de ces élites-Système qui sont à la fois complices et, à certains moments, rebelles selon les circonstances, dans le simulacre imposé par le Système. L’idée renvoie toujours à la conception de Plotin selon laquelle le Mal n’est pas dans l’homme, mais agit sur lui par proximité, donc par influence : « …Mais les autres, ceux qui participeraient de lui et s’y assimileraient, deviennent mauvais, n’étant pas mauvais en soi. » [*])
Il reste à voir si Poutine pousse la considération du rôle d’un McCain jusqu’à de telles extrêmes mettent en jeu le questionnement de l’ontologie des situations politiques. Les remarques sur “le Veux Monde”, le “temps [politique] qui passe” qui accompagnent son jugement sont beaucoup plus neutres et anodines, outre qu’elles contredisent l’analogie faite avec Caton l’Ancien. Pourtant, certaines remarques de dirigeants russes (Poutine lui-même, Rogozine, Lavrov) ont montré que les Russes considéraient qu’il y avait, du côté US, ou du côté du bloc-BAO, un aspect de déséquilibre psychologique, voire d’influences de Système, etc. (notamment sous la forme de l’affectivisme), qui jouait un rôle considérable de pression sur les psychologies. Il est vrai qu’il est difficile d’aller plus avant dans des jugements publics, politiquement parlant, tant cette sorte d’appréciation implique une rupture complète du point de vue de la perception et donc de l’entendement puisque l’on parle du “partenaire” comme d’un esprit prisonnier d’une autre sphère, d’un autre univers, prisonnier d’un simulacre. Disons alors qu’on pourrait juger, pour satisfaire l’hypothèse, qu’il y a une sorte de fatalisme russe : on verra bien comment les choses tourneront, en attendant ne brusquons pas trop ces psychologies énervées mais inconscientes bien entendu de leur emprisonnement.
Note de DDE