Il est remarquable de constater le contraste entre le silence de communication presque complet où se sont tenus les Israéliens durant les divers soubresauts du processus conduisant la Turquie à l’acquisition et au déploiement désormais commencé des S-400 russes, et l’intérêt soudain et inquiet qu’ils accordent à la chose et qu’ils devraient lui accorder plus encore. Sans doute estimaient-ils que les pressions US pour décourager la Turquie étaient bien suffisantes, ne doutant pas qu’Erdogan finirait par céder et abandonnerait son projet d’acquisition des S-400.
Soudain apparaît l’analyse que la présence des S-400 en Turquie crée « un “nouvel ordre” dans le contrôle de l’espace aérien »d’une zone (hors-Turquie) comprenant essentiellement la Syrie et certaines portions de l’espace aérien des pays limitrophes. Il s’agit d’un article significatif du 16 juillet 2019, du site US Breaking Defense, en général bien informé sur les matières militaires israéliennes et autour d’Israël, avec des correspondants israéliens sur place (Arie Egozi dans ce cas). On tiendra donc les nouvelles qui sont données ici comme exprimant sans aucun doute l’opinion d’une partie importante de la communauté de sécurité nationale d’Israël.
« Dans la situation nouvelle créée par le déploiement par la Turquie de systèmes antiaériens russes S-400, Israël a déjà modifié ses schémas opérationnels dans les vols de reconnaissance et les raids armés qu’il effectue dans l’espace aérien de la Syrie.
La livraison par la Turquie de missiles surface-air S-400 de fabrication russe créera un “nouvel ordre” dans l’espace aérien du Moyen-Orient, selon des sources israéliennes.
Un expert israélien a déclaré que la question essentielle est de savoir où les Turcs vont déployer le système russe. “Si les S-400 sont déployée près de la frontière avec la Syrie, ils pourraient mettre en danger les forces aériennes qui attaquent les milices contrôlées par l’Iran en Irak”, indique cette source.
L’expert a ajouté que l’armée de l’air israélienne et toutes les autres forces aériennes susceptibles d’être impliquées dans des opérations contre l’Iran ou ses mandataires devront désormais s’entraîner pour faire face au S-400, largement considéré comme l’une des armes surface-air les plus redoutables du monde.
Les experts israéliens qui ont parlé sous couvert de l’anonymat ont déclaré que la situation deviendrait critique quand les forces russes quitteront la Syrie, si la Russie décide un retrait. “Le S-400 opéré par la Turquie sera capable de suivre n’importe quelle activité de l’IAF au-dessus de la Syrie, et c’est une situation totalement nouvelle”, a déclaré un des experts.
Sur un plan plus général, l’achat des S-400 crée des problèmes très complexes pour les États-Unis, estiment les experts consultés. “La Turquie a craché aujourd’hui au visage des États-Unis”, a résumé l’une des sources, en donnant une appréciation symbolique de l’acte. »
Il y a dans ce texte pourtant court beaucoup d’indications tendancielles (probablement fondées), à défaut d’informations précises (qui seraient nécessairement suspectes). Cela vaut au moins autant de remarques de commentaires de notre part.
• D’une façon générale, que le fait de l’achat des S-400 par la Turquie soit une nouvelle sinon inquiétante, dans tous les cas très déstabilisante pour Israël, est une indication tout à fait nouvelle dans son caractère abrupt et si nettement affirmé. Elle l’est pour nous, en nous ramenant à une des réalités qui composent la situation de la crise des S-400 turcs. Alors que nous avons surtout, sinon exclusivement envisagée cette crise comme une crise turco-américaniste, comme une crise de l’OTAN, comme une crise impliquant un rapprochement de la Turquie vers la Russie, voilà qu’elle nous apparaît également comme une crise dans une autre dimension conflictuelle, dans un autre tourbillon crisique : la crise syrienne et tout ce qui l’accompagne.
• … Et cela nous apparaît à l’occasion d’une affirmation implicite d’un très grand antagonisme entre Israël et la Turquie, en nous rappelant que ces deux pays ont des rapports tendus depuis 2009-2010. Les remarques contenues dans le texte sonnent d’une façon si affirmée qu’on n’en entendrait pas de différentes si des S-400 étaient livrés à la Syrie, – et même, qu’on en entendrait moins en fait d’inquiétude et d’agressivité, selon l’idée que la Russie contrôle complètement la Syrie pour ce qui concerne les armements russes de défense aérienne nouveaux qu’elle reçoit.
• C’est en effet à ce propos qu’un passage apparaît assez énigmatique, mais qu’il peut s’éclairer selon cette perception nouvelle d’une tension agressive entre Israël et la Turquie. C’est cette affirmation que « la situation deviendrait critique quand les forces russes quitteront la Syrie, si la Russie décide un retrait ». (Disant cela, il s’entend à notre sens qu’il s’agit du départ du corps expéditionnaire russe intervenant dans les combat, de l’arrêt des interventions directes de la Russie, mais les bases syriennes russes restant aux Russes.) L’idée est que, comme dans le cas de la Syrie, mais d’une façon beaucoup moins affirmée, la présence russe en Syrie constitue un frein à une action autonome de la Turquie, que ce frein disparaîtrait si la Russie retirait son corps expéditionnaire et cessait ses interventions dans la bataille, enfin que “l’action autonome de la Turquie” prendrait une forme menaçante pour Israël, essentiellement à cause des capacités d’interdiction et d’interception des S-400 par rapport aux missions de pénétration d’Israël en Syrie, et plus éventuellement.
• … Car le champ d’action envisagé est très vaste puisque les experts israéliens désignent des capacités d’interception par les S-400 turcs d’attaques contre des milices pro-iraniennes en Irak. (Cette remarque semblerait confirmer l’intention, évoquée récemment par différentes sources israéliennes, qu’aurait Israël d’attaquer également les forces soutenues par l’Iran en Irak.)
• Enfin, un signal opérationnellement inquiétant dans toutes ces supputations concerne la localisation des S-400 turcs : « …la question essentielle est de savoir où les Turcs vont déployer le système russe. “Si les S-400 sont déployée près de la frontière avec la Syrie… ». Or, il semble qu’une réponse soit d’ores et déjà apportée, allant dans ce sens, par des déclarations de parlementaires et experts turcs, répondant à des questions de Spoutnik-français… Effectivement, les S-400 devraient surtout servir à protéger les frontières Sud de la Turquie et “les nuits d’insomnie” dont parle l’un des parlementaires pourraient notamment être israéliennes.
« “Nous sommes persuadés que l’acquisition de ce système de défense contribuera largement au développement du potentiel défensif de notre pays. Notre principal objectif consiste à garantir la sécurité de notre territoire, de nos frontières, et les S-400 ne seront utilisés qu’exclusivement à ces fins”, a souligné le député [Ismet Yilmaz, président de la commission pour la défense nationale au parlement turc et membre] du Parti de la justice et du développement (AKP), parti au pouvoir.
Un autre député de l’AKP, Celalettin Guvenc, président de la commission parlementaire pour la politique intérieure, a relevé à cette occasion l’attitude indépendante de la Turquie sur la scène internationale.
“Par chacune de ses démarches politiques à l’extérieur, la Turquie démontre à la communauté internationale son attitude indépendante d’État souverain”, a-t-affirmé.
Hasan Turan, autre député représentant l’AKP, a estimé pour sa part que les S-400 seraient utilisés en premier lieu pour protéger les frontières turques au sud du pays contre d’éventuelles menaces et attaques.
“L’acquisition par la Turquie de S-400 qui ne manqueront pas de renforcer considérablement sa puissance militaire et de faire passer des nuits d’insomnie à certains. Pourtant, il faut garder en tête que ces systèmes ne sont pas offensifs, mais défensifs. […]D’autre part, nous n’entendons pas nous plier face à des menaces, et les livraisons de S-400 l’ont montré une fois de plus”, a noté M. Turan. »
Bien entendu, toutes ces supputations renvoient aux préoccupations de sécurité des Israéliens qui sont souvent exacerbées sinon excessives par tactique de communication toujours actives d’une part, mais d’autre part et plus fondamentalement, par la conviction née d’une psychologie exacerbée, à la fois de type biblique et de type américaniste par influence, – mais les deux psychologies, israélienne et américaniste, s’équivalant à cet égard pour ce qui concerne l’obsession sécuritaire.
Comme toujours dans l’“étrange époque”, il s’agit d’abord de communication (spéculation, supputation, etc.), ce qui ne fait ni une politique ni une guerre éventuelle mais qui pèse néanmoins énormément sur les analyses qui déterminent les politiques et conduisent parfois à des guerres. Ces points de vue tels qu’ils sont rapportés ouvrent sans aucun doute un nouveau champ qui pourrait s’avérer très important à la “crise des S-400 turcs” qui tend à se “régionaliser” dans une crise régionale fondamentale après avoir été perçue essentiellement sur des bases bilatérales (Turquie-USA, Turquie-Russie) et dans le cadre Est-Ouest selon l’ancienne appellation.
Désormais elle s’inscrit dans une autre crise, la crise générale du Moyen-Orient (“tourbillon crisique” autour de la Syrie), et apparaît pouvoir s’ouvrir à d’autres domaines crisiques de la région : quel effet les S-400 turcs auront-ils par rapport à la tension avec l’Iran (alors que persistent des spéculations sur la vente de S-400 à l’Iran) ? Existe-t-il un accord secret/tacite entre la Russie et la Turquie pour la présence des S-400 turcs par rapport à la crise syrienne et, justement, par rapport aux incursions israéliennes ? Quel effet “le crachat au visage des USA” de la Turquie et des S-400 aura-t-il dans la région, par rapport à l’influence des USA, par rapport aux fournitures en armements, etc. ?