Le nouveau livre de Bob Woodward, cette fois sur l’administration Trump, ‘Rage’, détaille les multiples controverses entourant l’approche du président Trump en matière de gouvernance, notamment ses relations avec l’armée.
Bob Woodward est un journaliste légendaire dont le talent pour faire parler les initiés des questions les plus sensibles du gouvernement remonte au Watergate et à la présidence Nixon. ‘Rage’ aborde un large éventail de controverses, de la pandémie de coronavirus (Covid-19) aux questions liées à la guerre et à des menaces de guerre.
C’est la relation torturée de Trump avec l’armée qui ressort le plus dans l’ouvrage, surtout si l’on en croit et si l’on suit le parcours de l’ancien secrétaire à la défense [de janvier 2017 à décembre 2018] Jim ‘Mad Dog’ Mattis, un général du Corps des Marines à la retraite. Il est clair que Bob Woodward a passé des heures à parler avec Mattis, – les idées, les émotions et la voix intérieure captées dans le livre montrent un niveau d’intimité qui ne pouvait être atteint que par des entretiens approfondis, et Woodward a la réputation bien méritée de faire parler de la sorte les gens qu’il rencontre.
Le livre montre clairement que Mattis considérait Trump comme une menace pour la position internationale des Etats-Unis. Mattis se place comme défenseur d’un ordre en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale selon des règles dépendant d’alliances vieilles de plusieurs décennies .
Il est également clair que Mattis et les officiers militaires qu’il a supervisés ont placé la défense de cet ordre au-dessus de la volonté du peuple américain, telle qu’elle s’est exprimée à travers l’élection libre et équitable qui a élevé Donald Trump au poste de commandant en chef. En bref, Mattis et sa coterie de généraux savaient ce qu’il fallait faire, et lorsque le président donnait un ordre ou une instruction qui entrait en conflit avec leur vision du fonctionnement du monde, ils faisaient de leur mieux pour n’obéir en rien tout en affirmant au président que ses ordres étaient exécutés.
Cette tendance s’est manifestée dans le récit de Woodward en ce qui concerne les efforts de Trump pour forger de meilleures relations avec la Corée du Nord. A chaque fois, Mattis et ses commandants militaires ont cherché à isoler le président de la réalité sur le terrain, en ne l’informant que sur ce qu’ils pensaient qu’il devait savoir, et en le tenant dans l’ignorance de ce qui se passait réellement.
Dans un passage révélateur, Woodward nous emmène dans l’esprit de Jim Mattis alors qu’il envisage les horreurs d’une guerre nucléaire avec la Corée du Nord, et la responsabilité qu’il croyait devoir assumer lorsqu’il s’agit de prendre la terrible décision d’utiliser ou non des armes nucléaires. Sur le plan constitutionnel, la décision était du ressort du seul président, ce que Mattis reconnaît à contrecœur. Mais dans le monde de Mattis, c’est lui, en tant que secrétaire à la défense, qui aurait influencé cette décision.
Mattis, tout comme les autres officiers généraux décrits par Woodward, est clairement atteint de ce que l’on ne peut que qualifier de “syndrome du général devenu Messie”.
Ce qui définit ce ‘syndrome’ est peut-être mieux décrit dans les mots d’Emma Sky, la femme militante pour la paix devenue conseillère du général Ray Odierno, l’ancien commandant des forces américaines en Irak. Dans un échange plein de franchise, rapporté par Mme Sky dans son livre ‘The Unravelling’, Odierno parle de la valeur essentielle qu’il accorde à la volonté des militaires de défendre la “liberté” partout dans le monde. « Il n’y a, dit-il, personne qui comprenne mieux l’importance du libre-arbitre et de la liberté sous toutes ses formes que ceux qui parcourent le monde pour les défendre ».
Mme Sky a répondu de manière très franche : « Un jour, je vous ferai admettre que la guerre [en Irak] était une mauvaise idée, que l’administration était dirigée par un programme néoconservateur radical, que la position des États-Unis dans le monde a fortement diminué et que nous sommes beaucoup moins en sécurité qu’avant le 11 septembre. »
Odierno n’admettait rien de tout cela. « Cette situation est impossible tant que je serai le commandant des soldats en Irak.”
« Pour diriger des soldats au combat, a noté Mme Sky, un chef militaire doit croire en la cause. » Le non-dit est l’évidence même si la cause est moralement et intellectuellement indéfendable.
C’est là, plus que tout autre chose, le plus dangereux du “syndrome du général devenu Messie” tel que le décrit Woodward : le fait que l’armée est prisonnière d’un simulacre de réalité détaché complètement de la réalité, guidé par des préceptes qui n’ont rien à voir avec ce qui est, mais plutôt avec ce que les commandants militaires croient que cela devrait être. La notion inflexible selon laquelle l’armée américaine est une “force du bien” se dissout en une ineptie obscène lorsqu’elle est confrontée à la réalité selon laquelle la mission exécutée est intrinsèquement mauvaise.
Le “syndrome du général devenu Messie” se prête à la malhonnêteté et, pire encore, à l’illusion. C’est une chose de mentir, c’en est une autre de prendre le mensonge pour la vérité.
L’attaque au missile de croisière sur la Syrie début avril 2017 en est un bon exemple. L’attaque a été ordonnée en réponse à des allégations selon lesquelles la Syrie aurait largué une bombe contenant l’agent neurotoxique sarin sur une ville, – Khan Shaykhun, – qui était contrôlée par des militants islamiques affiliés à Al-Qaida.
Trump a été amené à croire que les 59 missiles de croisière lancés contre la base aérienne de Shayrat où étaient basés les avions Su-22 qui auraient effectué cette ‘mission’ avaient détruit la capacité de la Syrie à mener une attaque similaire à l’avenir. Lorsqu’on lui a montré des photos de l’objectif après l’attaque, qui montraient les pistes clairement intactes, Trump a été outré. Il s’en est pris au secrétaire à la Défense Mattis lors d’une conférence téléphonique. « Je ne peux pas croire que vous n’ayez pas détruit la piste », rapporte Woodward, qui précise que le président parlait sur un ton furieux.
« M. le Président, répondit Mattis cité dans le texte, ils reconstruiraient la piste en 24 heures, et cela aurait peu d’effet sur leur capacité à déployer des armes. Nous avons détruit la capacité à déployer des armes » pendant des mois.
« C’était la mission que le président avait approuvée, écrit Woodward en interprétant la démarche de Mattis, et ils avaient réussi à le faire croire. ».
Le problème avec ce passage est qu’il s’agit d’un mensonge. Il ne fait aucun doute que Bob Woodward a la cassette audio de Jim Mattis disant ces choses. Mais rien de tout cela n’est vrai. Mattis le savait quand il a parlé à Woodward, et Woodward le savait quand il a écrit le livre.
Il n’y a pas eu d’utilisation confirmée d’armes chimiques par la Syrie à Khan Shaykhun. Les preuves médico-légales disponibles concernant l’attaque montrent que l’incident était une tentative de false-flag , et réussie effectivement par les islamistes affiliés à Al-Qaida pour justifier une frappe militaire américaine contre la Syrie. Aucune cible liée à la production, au stockage ou à la manipulation d’armes chimiques n’a été touchée par les missiles de croisière américains, ne serait-ce que pour la raison impérative qu’aucune cible de ce type ne pouvait exister si, comme c’est complètement probable, la Syrie ne possédait pas d’armes chimiques et donc n’avait pu en utiliser contre Khan Shaykhun.
En outre, les États-Unis n’ont pas réussi à présenter un rapport de causalité qui fournissant une certaine logique opérationnelle sur les cibles frappées à Khan Shaykhu. “C’est ici que les armes chimiques étaient stockées, c’est ici que les armes chimiques étaient remplies, c’est ici que les armes chimiques étaient chargées dans l’avion” ? Au lieu de cela, 59 missiles de croisière ont frappé des hangars d’avions vides, détruisant des avions abandonnés et tuant au moins quatre soldats syriens et jusqu’à neuf civils.
Le lendemain matin, les mêmes avions Su-22 qui auraient bombardé Khan Shaykhun décollaient à nouveau de la base aérienne de Shayrat, – moins de 24 heures après que les missiles de croisière américains aient frappé cette installation. Le président Trump avait toutes les raisons d’être indigné par ces résultats.
Mais le président aurait dû être indigné par les processus à l’origine de l’attaque, où les commandants militaires, totalement infectés par le “syndrome du général devenu Messie”, ont proposé des solutions qui ne résolvaient rien à des problèmes qui n’existaient pas. Pas un seul général (ou amiral) n’a eu le courage de dire au président que les allégations contre la Syrie étaient un montage, et qu’une réponse militaire n’était non seulement pas nécessaire, mais serait singulièrement contre-productive.
Mais ce n’est pas ainsi que les généraux et les amiraux, – ou les colonels et les lieutenants-colonels, – raisonnent et argumentent. Ce genre d’honnêteté introspective n’a pas sa place sous leurs commandements.
Woodward connaît cette vérité mais il a choisi de ne pas lui donner la moindre place dans son livre parce que cela perturberait le récit préétabli qu’il avait construit, autour duquel il a appliqué en les adaptant les déclarations de ceux qu’il a interviewés, – y compris le président et Jim Mattis. En tant que tel, ‘Rage’ est, en fait, un mensonge bâti sur un mensonge. C’est une chose que les politiciens et les gens de pouvoir manipulent la vérité à leur avantage. C’est une chose tout à fait différente pour un journaliste de rapporter une affirmation donnée pour vérité et dont il sait qu’elle est un mensonge.
Sur la dernière page de couverture de ‘Rage’, l’historien Robert Caro, lauréat du Pulitzer, est cité dans un déclaration qu’il a faite sur sur Woodward. « Bob Woodward, note Caro, est un grand reporter. Qu’est-ce qu’un grand reporter ? Quelqu’un qui ne cesse d’essayer de se rapprocher le plus possible de la vérité. »
Après avoir lu ‘Rage’, on ne peut s’empêcher de conclure le contraire, c’est-à-dire que Bob Woodward a écrit un livre qui ignore manifestement et délibérément la vérité. Il donne plutôt la parole à un mensonge de sa propre construction, fondé sur les comptes-rendus erronés de sources atteintes du “syndrome du général devenu Messie”, dont les mots embrassent un monde imaginaire peuplé en réalité de militaires remplissant des missions très éloignées du bien commun de leurs concitoyens, – et souvent en conflit avec l’intention déclarée et les instructions des dirigeants civils qu’ils disent servir. Ce faisant, Woodward est aussi coupable et plus encore complice que les généraux et anciens généraux qu’il cite pour tromper le public américain sur des questions d’importance fondamentale.
Scott Ritter