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Le discours de jeudi suggère en conclusion la victoire russe et la défaite américaine!

Le discours de Poutine du 1er mars est un événement fondamental de la période. « À sa manière, écrit Gilert Doctorow, ce discours était aussi important, peut-être plus important que le discours de Poutine à la conférence de Munich sur la sécurité en février 2007, dans lequel il exposait longuement les griefs de la Russie à l’encontre de l’hégémonie mondiale des Etats-Unis établie dans les années 1990 aux dépens des intérêts nationaux russes. Ce discours (de 2007) avait marqué un tournant dans les relations américano-russes, nous conduisant à la confrontation extrême d’aujourd’hui. Le discours de jeudi ne suggère pas le début d’une nouvelle course aux armements, mais sa conclusion avec la victoire russe et la défaite américaine. »

Je ne vois rien venir”…

Cet “autre aspect” du discours de Poutine que nous abordons ici, et que Doctorow aborde dans ce texte, est une question qui s’impose à l’esprit, une fois dissipée le premier choc devant le contenu du discours : comment l’IC américaniste (l’Intelligence Community), et plus précisément la CIA, tout cela chargé jusqu’à la gueule de palanquées de centaines de $milliards, n’ont-elles rien vu venir ? Car enfin, il s’agit de la plus énorme, de la plus pharamineuse catastrophe de point de vue du renseignement stratégique de toute l’histoire du renseignement en général.

Il ne s’agit pas d’un événement, d’un programme, d’une politique, d’un projet d’attaque, d’un fait conjoncturel que l’IC aurait raté, – ce qui arrive sans qu’il faille trop s’en émouvoir, puisque Errare CIA Est, – mais bien d’une tendance stratégique générale de rupture s’étendant sur de nombreuses années à venir, développée par le principal concurrent géopolitique des USA, et la seule puissance stratégique nucléaire avec les USA.

La fausse analogie du “missile gap

La catastrophe de l’aveuglement de l’IC porte sur divers programmes développés dans le même sens, à l’aide de technologies novatrices mais nullement inconnues, qui forment une rupture stratégique, qui n’étaient nullement tout à fait secrets, à propos desquels, certainement à propos de la plupart d’entre eux, des bribes d’information, ou des informations complètes ont été régulièrement publiées y compris en sources ouvertes sinon “très ouvertes“. Voici le passage où Doctorow s’exclame, absolument stupéfait du constat qui lui vient sous la plume :

« Cependant, plus important encore, les implications de l’intervention de Vladimir Poutine hier nous disent que les agences de renseignement américains ont paisiblement sommeillé durant les 14 dernières années sinon plus. C’est un scandale national pour le pays de perdre une course aux armements dont il n’était même pas conscient. Des têtes devraient rouler, et le processus devrait commencer par des audiences appropriées au Congrès. Pour des raisons qui ressortiront plus clairement de ce qui suit, l’un des premiers témoins appelés à témoigner devrait être l’ancien vice-président Dick Cheney et l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld.

» Dans le passé, une telle révélation d’un si vaste écart de sécurité avec le principal concurrent géopolitique et militaire du pays conduirait à des récriminations politiques furieuses et à des accusations très graves. Ce qui s’est passé hier [jeudi 1er mars] est beaucoup plus grave que le “missile gap” de la fin des années 1950 qui a amené Jack Kennedy à la Maison Blanche après une campagne tentant de redonner de la vigueur à la culture politique US pour la réveiller des somnolentes années Eisenhower avec leur complaisance pour les questions de sécurité et bien d’autres. »

Doctorow fait la comparaison de renvoyer cette catastrophe du renseignement à celle qui fut faite en 1956-1960 à propos du missile gap. Pour le coup, cette comparaison nous paraît complètement inappropriée : tout comme le bomber gap qui l’avait immédiatement précédé, le missile gap qui définissait la révélation d’un avantage catastrophique pris par l’URSS sur les USA s’avéra rapidement être un montage de relations publiques d’un groupe politico-militaire belliciste, et notamment une attaque de l’USAF avec le général Le May contre les évaluations de la CIA. En réalité et au contraire, les USA avaient, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, une forte marge de supériorité sur l’URSS en matière d’armes nucléaires stratégiques.

L’analogie invertie du Team B

S’il faut tenter de trouver un équivalent, ce sera certainement celui de la crise dite du “Team B” des années 1975-1977, lorsque la CIA fut accusée de sous-évaluer d’une façon considérable les dépenses militaires soviétiques pour favoriser la “détente” et le rapprochement avec l’URSS, et donc d’ignorer ce que les “faucons” d’alors jugeaient être une poussée soviétique vers la supériorité stratégique. L’on trouvait dans ces “faucons” la filiation des futurs neocons avec le sénateur Henry Scoop Jackson et quelques-unes des futures vedettes du mouvement comme l’alors-jeune Richard Perle.

Ce qui est remarquable dans cette analogie et pour la justifier, c’est que les “faucons”-neocons d’aujourd’hui, – c’est-à-dire, à peu près tout l’establishment washingtoniens, y compris la CIA et l’IC bien entendu, – se trouvent dans la position maximaliste antirussiste qu’on connaît (position des “faucons” d’alors contre la CIA de 1975-1977 accusée d’être “détentiste” et donc “favorable” à l’URSS). Ce qui rend la crise actuelle complètement inédite par son aspect inverti, par rapport à 1975-1977 notamment, c’est que cet antirussisme maximaliste est accompagné, comme l’observe Doctorow et comme nous le savons tous, d’une complète ignorance et d’un déni furieux des capacités et des progrès de la Russie, par mépris de la Russie et par le fait d’un hybris et d’une arrogance américanistes sans précédent. Il n’y a pas complaisance et volonté d’arrangement (éventuellement de la CIA) avec l’URSS comme l’affirmaient en 1975-1977 les adversaires de la détente, mais au contraire par l’aveuglement d’une psychologie en état de crise paroxystique, une agressivité sinon une volonté de destruction de la Russie, y compris de la part de la CIA ; et cela d’une façon si complétement méprisante pour cette Russie jugée plus que jamais comme un “État failli” qu’il est affirmé impensable que ce pays puisse arriver au niveau stratégique des USA, et même les dépasser de plus en plus largement comme c’est en train d’être le cas.

Promenade de surprise en surprise

Ce qu’expose Doctorow n’est pas une crise d’une mauvaise évaluation des capacités, c’est une crise psychologique empêchant tout jugement technique objectif, éventuellement rationnel à partir d’une raison qui ne serait pas subvertie, d’évaluation des capacités. En quelque sorte, – l’inversion est complète, – c’est la haine extraordinaire de la Russie, donc le négationnisme total de ses capacités, qui conduit à considérer la Russie comme infiniment moins puissante et moins capable qu’elle n’est. Toutes les démonstrations du contraire ne servent à rien contre cette psychologie en crise paroxystique qui ne cesse d’aller de surprise en surprise lorsqu’il s’agit des capacités militaires russes, tant tactiques que stratégiques…

« De plus, l’annonce jeudi du déploiement en marche et sur le point de l’être de nouveaux armements russes qui modifient l’équilibre des forces mondiales n’est qu’un cas parmi une série d’autres réalisations remarquables de la Russie au cours des quatre dernières années qui ont toutes surpris les dirigeants américains…»

 La prise en main de la Crimée par la Russie en février-mars 2014 […] effectuée sans coup férir [a été une “surprise” pour les USA et pour l’OTAN] […]

 Puis le Pentagone a été complètement pris par surprise en septembre 2015, lorsque Poutine déclara à l’Assemblée générale des Nations Unies l’envoi d’avions russes en Syrie dès le lendemain pour mettre en place et débuter aussitôt une campagne contre Daesh et en soutien d’Assad. […] Sur le même théâtre opérationnel, les Russes ont de nouveau “surpris” les Américains en mettant en place un centre de renseignement militaire commun à Bagdad avec l’Irak et l’Iran. Et encore, ils ont “surpris” l’OTAN en envoyant des missions de bombardement sur le théâtre syrien au-dessus de l’Iran et de l’espace aérien irakien après s’être vu refuser les droits de vol dans les Balkans. Avec des milliers de militaires et de diplomates basés en Irak, comment se fait-il que les Etats-Unis ne savaient rien des accords que les Russes négociaient avec les dirigeants irakiens ?

“Comment se fit-il…”, sinon en raison du “Grand Sommeil” (Big Sleep) hypnotique où sont plongées la CIA et toutes les directions de sécurité nationale des USA, hypnotisées qu’elles sont par la narrative qu’elles suivent sans y rien comprendre, respectant l’un de leurs caractères intellectuels fondamentaux marqué d’un affectivisme complet, qui est la certitude rationnelle (raison-subvertie) et hystérique de l’inexistence de la Russie? (Leonid Cherbachine, ancien chef du renseignement russe : « L’Ouest ne veut seulement qu’une chose : que la Russie n’existe plus. »)

A propos d’un titre

The Big Sleep (Le Grand Sommeil), expression qui figure dans notre titre, est le titre d’un roman de Raymond Chandler, porté à l’écran en 1946 par Howard Hawks, sur un scénario de William Faulkner, avec Lauren Bacall et Humphrey Bogart. Cela fait beaucoup de grands esprits pour nous expliquer l’intrigue du roman/du film, particulièrement, extraordinairement complexe.

Un Wikipédia (français) sur le film, quoique maigrelet, nous donne l’essentiel de l’idée qu’il nous importe de développer ici qui est celle de l’incompréhension satisfaite du noeud de l’intrigue, – absolument acceptable dans la fiction cinématographique, absolument inacceptable dans le monde de la politique stratégique ; il rapporte dans sa rubrique “Autour du film” quelques avis intéressant… Avis intéressants pour le film certes, mais aussi pour comprendre l’attitude de la CIA et du reste de l’IC vis-à-vis de la Russie telle que leur antirussisme les pousse à la considérer ; tout cela, fort bien caractérisé à notre sens par ce titre The Big Sleep… Jusqu’à la remarque de Hawks sur la signification de ce titre : « Je ne sais pas, probablement la mort. En tout cas, cela sonne bien. »

« L’intrigue du film est particulièrement complexe, à tel point que le réalisateur du film Howard Hawks demanda à l’un des scénaristes, le célèbre écrivain William Faulkner, si l’un des personnages du film, appelé à mourir, était assassiné ou s’il se suicidait. Faulkner admit qu’il n’en était pas très sûr non plus, et décida de téléphoner à Chandler, pensant que l’auteur du roman original devait forcément connaître la réponse. À cette question, Chandler répondit qu’il n’en savait rien

 La complexité de l’intrigue du film s’explique également par certaines coupes effectuées par rapport au roman. Ainsi le film supprime en raison du Code Hays toujours en vigueur aux États-Unis des éléments et personnages nécessaires à la bonne compréhension de l’histoire, comme l’existence d’un couple de gangsters homosexuels et d’une industrie clandestine de pornographie. Le réalisateur Howard Hawks avoua d’ailleurs : “Je n’ai jamais bien compris l’histoire du Grand Sommeil”.

 Interrogé au sujet du titre Le Grand Sommeil, Howard Hawks déclara : “Je ne sais pas, probablement la mort. En tout cas, cela sonne bien.”

Ni la CIA ni “D.C.-la-folle” n’ont “jamais bien compris” ce qui se passait dans le reste du monde et en Russie. Dans ce cas, que vaut donc l’affirmation de l’hégémonie mondiale des USA, comparée à l’empire de Rome ? « Je ne sais pas, probablement la mort. En tout cas, cela sonne bien»

L’article de Gilbert Doctorow

Ci-dessous on trouve l’adaptation française de l’article de Doctorow dont il est fait plusieurs échos dans le texte. Il est paru (en version originale) le 2 mars 2018 sur son blog dans le portail Une parole franche du quotidien de Bruxelles (où réside Doctorow) La Libre Belgique ; également sur le site Russia Insider le même 2 mars 2018 (« The US Just Lost an Arms Race It Had No Idea Was Happening – “Heads Should Roll” »)

DDE

Missile-gate

Le discours de deux heures du président Poutine à l’Assemblée fédérale hier [jeudi 1er mars], lors d’une session commune des deux chambres de la législature bicamérale russe, avec la présence d’un grand nombre d’élites culturelles, commerciales et autres, a constitué sa plate-forme pour la prochaine élection présidentielle du 18 mars. Poutine a préféré cette intervention aux débats télévisés qui ont lieu sur toutes les chaînes de télévision fédérales où les sept autres candidats sont présents ces jours-ci.

Mais, comme c’est le cas pour les interventions importantes de Poutine, le discours d’hier s’adressait à un public beaucoup plus large que l’électorat russe. Parmi les quelque 700 journalistes invités à y assister, beaucoup étaient des correspondants étrangers. En effet, on pourrait raisonnablement soutenir que le discours était aussi et surtout adressé à l’étranger, précisément aux États-Unis.

Le dernier tiers de l’allocution, consacré à la défense et présentant pour la première fois plusieurs nouveaux systèmes d’armes nucléaires offensifs nouveaux et techniquement inégalés, constitue l’exigence russe de la parité stratégique et nucléaire totale avec les Etats-Unis, annulant l’abandon du statut de superpuissance acté par l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991. Certains commentateurs russes, dans un élan de fierté nationale, ont affirmé que la puissance de l’Union Soviétique était désormais restauré rétablie et que la catastrophe des années 1990 était complètement surmontée.

À sa manière, ce discours était aussi important, peut-être plus important que le discours de Poutine à la conférence de Munich sur la sécurité en février 2007, dans lequel il exposait longuement les griefs de la Russie à l’intention de l’hégémonie mondiale des Etats-Unis établie dans les années1990 aux dépens des intérêts nationaux russes. Ce discours (de 2007) avait marqué un tournant dans les relations américano-russes, nous conduisant à la confrontation extrême d’aujourd’hui. Le discours de jeudi ne suggère pas le début d’une nouvelle course aux armements, mais sa conclusion avec la victoire russe et la défaite américaine.

L’adresse de Poutine a été un événement de “choc et de terrorisation”. Je laisse à d’autres, plus compétents que moi en matière de technologie militaire, de commenter les capacités spécifiques des différents systèmes déployés hier. Qu’il s’agisse de missiles balistiques ou de missiles de croisière, qu’ils volent dans l’atmosphère ou qu’ils naviguent silencieusement et à grande vitesse dans les profondeurs des océans, ces systèmes sont invincibles à toute capacité défensive actuelle ou potentiellement à venir, notamment les systèmes antimissiles dans lesquels les Etats-Unis ont énormément investi depuis qu’ils ont unilatéralement quitté le Traité ABM et se sont engagés dans la tentative de rompre à leur avantage la parité stratégique.

Depuis 2002, la politique des États-Unis vise à permettre une première frappe qui éliminerait les ICBM russes et rendrait sans effets réels les forces nucléaires résiduelles de la Russie pouvant encore être utilisées. Les nouveaux missiles russes très maniables et ultra-rapides (Mach 10 et Mach 20) et le drone nucléaire sous-marin rendent illusoire tout scénario basé sur une réponse non dévastatrice des USA continentaux à la suite d’une attaque américaine contre la Russie. En passant, on observera que les nouveaux systèmes transforment toute la puissante US Navy, y compris ses formidables porte-avions, en une flotte de sitting ducks, – cibles visibles, paralysées et impuissantes attendant leur destruction.

La réponse des médias américains et occidentaux à l’adresse de Poutine a été variable. Le Financial Times a fait de son mieux pour paraître objectif et, dans le cours de son article-vedette, a offert deux paragraphes à deux des politiciens les plus influents de Russie, avec une expertise particulière dans les relations avec l’Occident : Konstantin Kosachev et Alexei Pouchkov, tous deux anciens présidents de la Commission de la Douma sur Affaires étrangères. Pour le reste, il apparaissait que les commentateurs et directeurs de la rédaction étaient dépassés, incapables d’avoir une vision cohérente de ce que signifiait l’événement. D’une part, les déclarations de Poutine sur les armes nucléaires “irrésistibles” de la Russie étaient réduites à des “affirmations gratuites”, suggérant un certain scepticisme sur leur véracité ; d’autre part, on signalait que la conséquence était de “susciter l’inquiétude d’une nouvelle course aux armements avec les Etats-Unis”. Ils ne peuvent pas imaginer que la course soit d’ores et déjà terminée.

Le Washington Post a été assez rapide pour publier un long article dans son édition en ligne hier. Une partie inhabituellement importante consistait en des citations du discours de Poutine. La ligne éditoriale est toute entière contenue dans le titre : “Poutine prétend que la Russie développe des armes nucléaires capables d’éviter les défenses antimissiles.” Je mettrais l’accent sur “prétend” et “développe.” Les journalistes et la direction de de ces journaux ne semblent pas avoir compris ce qui a été dit. L’un de ces systèmes est déjà déployé dans le district militaire sud de la Russie et d’autres sont en cours de production en série. Ces systèmes ne sont pas une liste d’“affirmations gratuites“ ou de “prétentions”, il s’agit de faits bruts, sinon brutaux.

Le New York Times a été particulièrement lent à publier des articles sur un développement qui a surpris son personnel et sa direction totalement non préparés. En l’espace de quelques heures, il a mis en place deux articles successifs traitant de la section de la défense du discours de Vladimir Poutine. Dans les deux, mais plus particulièrement dans l’article co-écrit par les journalistes Neil MacFarquhar et David E. Sanger, l’accent est mis sur le “bluff”. Il est allègrement supposé que Poutine a concocté un discours de campagne électorale pour éveiller “les passions patriotiques des Russes” et ainsi consolider sa victoire électorale à venir. Les auteurs se réconfortent à l’idée que “la simulation est au cœur de la doctrine militaire russe actuelle”, de sorte que “des questions se posent quant à savoir si ces armes existent“.

Ces spéculations, en particulier dans le New York Times nous dire une chose : que nos médias ignorent volontairement les faits lorsqu’il s’agit de Vladimir Poutine. D’abord, il a toujours fait ce qu’il a dit. Deuxièmement, il est par nature très prudent et méthodique. Le mot “soigneusement” (аккуратно) est un élément constant dans son vocabulaire. Dans ce contexte, la notion de “bluff” dans une affaire qui mettrait en péril la sécurité nationale russe et qui coûterait probablement des dizaines de millions de vies russes si le bluff était avéré, – une telle idée est une absurdité absolue.

Je voudrais croire que les chefs d’état-major interarmées à Washington ne seront pas trop étourdis ou superficiels en jugeant ce qu’ils ont entendu hier de M. Poutine. S’ils montrent effectivement une telle sagesse, ils recommanderont d’urgence à leur président d’entamer des négociations très larges avec les Russes sur le contrôle des armements. Et ils retourneront à leurs états-majors pour réviser complètement leurs recommandations en ce qui concerne le matériel et les installations militaires que les États-Unis financent en 2019 et au-delà. Notre budget actuel, y compris le trillion de crédits consacrés à l’amélioration des ogives nucléaires et à la production d’autres armes à faible rendement, est un gaspillage de l’argent des contribuables.

Cependant, plus important encore, les implications de l’intervention de Vladimir Poutine hier nous disent que les agences renseignement américains ont paisiblement sommeillé durant les 14 dernières années sinon plus. C’est un scandale national pour le pays de perdre une course aux armements dont il n’était même pas conscient. Des têtes devraient rouler, et le processus devrait commencer par des audiences appropriées au Congrès. Pour des raisons qui ressortiront plus clairement de ce qui suit, l’un des premiers témoins appelés à témoigner devrait être l’ancien vice-président Dick Cheney et l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld.

Dans le passé, une telle révélation d’un si vaste écart de sécurité avec le principal concurrent géopolitique et militaire du pays conduirait à des récriminations politiques et à des accusations. Ce qui s’est passé hier est beaucoup plus grave que le “missile gap” de la fin des années 1950 qui a amené Jack Kennedy à la Maison Blanche après une campagne tentant de redonner de la vigueur à la culture politique US pour la réveiller des somnolentes années Eisenhower avec leur complaisance pour les questions de sécurité et bien d’autres.

De plus, l’annonce jeudi du déploiement en marche et sur le point de l’être de nouveaux armements russes qui modifient l’équilibre des forces mondiales n’est qu’un cas parmi une série d’autres réalisations remarquables de la Russie au cours des quatre dernières années qui ont toutes surpris les dirigeants américains. L’explication a jusqu’à présent été l’imprévisibilité présumée de Vladimir Poutine, même si absolument rien de ce qu’il a fait ne pouvait pas ne pas avoir été prévu par quelqu’un portant une attention normale à ses déclarations et à sesactes.

La prise en main de la Crimée par la Russie en février-mars 2014 en est un exemple frappant, effectuée sans coup férir ni mort dans des circonstances où 20 000 soldats russes basés dans leur base en location de Sébastopol se trouvaient face à 20 000 soldats ukrainiens dans la péninsule. Les médias occidentaux ont parlé d’une “invasion”, pour ce qui ne représentait qu’un simple mouvement des forces russes quittant leurs casernes. Les Russes n’avaient rien utilisé de plus exotique que la guerre psychologique déjà bien rodée, les “psy-ops” comme on dit aux USA, exécutée dans ce cas à la perfection par des professionnels, tout cela remontant à l’époque de Von Clausewitz.

Puis, le Pentagone a été complètement pris par surprise en septembre 2015, lorsque Poutine déclara à l’Assemblée générale des Nations Unies l’envoi d’avions russes en Syrie dès le lendemain pour mettre en place et débuter aussitôt une campagne contre Daesh et en soutien d’Assad. Pourquoi n’avons-nous rien soupçonné ? Était-ce parce que nous nous étions complètement convaincus que la Russie était trop pauvre pour mener à bien une mission si difficile à l’étranger, avec des objectifs et des échéances précis ? Sur le même théâtre opérationnel, les Russes ont de nouveau “surpris” les Américains en mettant en place un centre de renseignement militaire commun à Bagdad avec l’Irak et l’Iran. Et encore, ils ont “surpris” l’OTAN en envoyant des missions de bombardement sur le théâtre syrien au-dessus de l’Iran et de l’espace aérien irakien après s’être vu refuser les droits de vol dans les Balkans. Avec des milliers de militaires et de diplomates basés en Irak, comment se fait-il que les Etats-Unis ne savaient rien des accords que les Russes négociaient avec les dirigeants irakiens ?

Mon argument est que la confusion sur la façon d’interpréter les annonces successives par Poutine des nouvelles capacités de défense de la Russie est un échec systémique fondamental des services secrets américains. La prochaine question évidente est pourquoi ? Où est la CIA ? Où sont les patrons du renseignement US quand ils ne cherchent pas à prendre Trump en flagrant délit ?

La réponse ne doit pas être trouvée dans juste un ou deux éléments, à coup sûr. Ce n’est pas non plus un échec qui s’est développé récemment. Il y a une bonne dose de complaisance aveuglante dans l’interprétation de la Russie considérée comme un “État failli” qui a subverti l’ensemble de l’establishment politique américain depuis les années 1990, lorsque la Russie était à genoux. Ils s’empêchèrent ainsi de ne jamais pouvoir imaginer que le Kremlin reléverait le défi de ses missions en Crimée, en Syrie, dans le développement des armements de haute technologie les plus sophistiqués du monde.

Et ce n’est pas seulement l’aveuglement complaisant face aux choses russes. C’est un échec fondamental de comprendre que le pouvoir d’un État ne dépend pas seulement de son PIB et des tendances démographiques, mais aussi du courage, de la détermination patriotique et de l’intelligence de milliers de chercheurs, d’ingénieurs et de personnel de production. Cette pauvreté conceptuelle infecte certains de nos plus brillants politologues de la Realpolitik dans la communauté universitaire qui, en principe, devraient être ouverts à la compréhension du monde tel qu’il est, et non du monde tel que nous le souhaitons. D’une manière ou d’une autre, nous semblons avoir oublié la leçon de David et de Goliath. D’une manière ou d’une autre, nous avons oublié la capacité de 4 ou 5 millions d’Israéliens s’opposant militairement avec succès à 100 millions d’Arabes. C’était inimaginable pour nous que la Russie soit le David du Goliath que nous étions assurés d’être.

Mais il y a des raisons plus objectives de l’échec total des services de renseignements américains à saisir l’ampleur et la gravité du défi russe lancé à l’hégémonie mondiale des États-Unis. Plus précisément, nous devons considérer l’éviscération de nos capacités de renseignement russes dans les jours, les mois et les années qui ont suivi le 11 septembre.

Certains diront, avec raison, que le déclin des capacités de renseignement américaines sur la Russie a déjà commencé dans la seconde administration de Ronald Reagan, lorsque la guerre froide a pris fin et que l’expertise des Cold Warriorsne semblait plus pertinente. Nombres d’experts des affaires russes furent alors éliminés des services d’analyse des Agences de renseignement.

Malgré cela, lorsqu’eut lieu l’attaque du 11 septembre, nombre de ceux qui occupaient des postes plus élevés à la CIA étaient venus à l’Agence en tant qu’experts russes. Mais ce furent le manque de compétences de la CIA dans les langues et les connaissances régionales du Moyen-Orient qui était flagrant à la suite de l’attaque d’Al-Qaïda sur les tours jumelles, qui guidèrent le remodelage des priorités pour le renseignement. Manifestement, cette lacune et le remaniement nécessaire de l’expertise ne pouvaient pas être de bon augure pour l’utilisation et l’efficacité de l’expertise russe déjà massacrées par le hold-up du bureau soviétique.

Mais il y a un facteur encore plus important dans le déclin brutal de l’expertise russe au sein des agences de renseignement américaines. Il s’agit de la dépendance qui n’a cessé de grandir des officiers du service public de la sécurité nationale vis-à-vis des prestataires de services extérieurs, à savoir l’externalisation du travail de renseignement. Cela était tout à fait conforme aux préférences du vice-président américain Dick Cheney, qui a introduit l’externalisation de manière généralisée pour faire face aux nouveaux défis de la guerre contre le terrorisme. Le même phénomène a touché les militaires américains, surtout à partir de 2003 à la suite de l’invasion de l’Irak. Les tâches de sécurité opérationnelle de l’armée américaine ont été sous-traitées à des sociétés fournissant des mercenaires comme Blackwater. Les arrangements normaux d’achat de matériel ont été court-circuités par le vice-président pour satisfaire rapidement les besoins urgents sur le terrain : d’où l’achat de flottes non traditionnelles mais jugées très nécessaires de transports de troupes blindées et autres.

Plusieurs articles parus sur ConsortiumNews et ailleurs ces derniers mois ont attiré l’attention sur le phénomène de l’externalisation du renseignement. Cependant, ce qui se passait, pourquoi et pour quel effet, était déjà clairement connu il y a dix ans et ne promettait rien de bon.

En un sens, la similitude de tous ces changements dans l’approvisionnement en renseignement, en équipement et en force militaire a été le fruit d’une mentalité visant à résoudre le court-terme, et une intervention politique directe dans des processus qui avaient été jusqu’alors réservés aux fonctionnaires de la sécurité nationale avec leurs procédures bureaucratiques. L’intervention politique signifie en définitive la politisation des méthodes et des résultats. Le renseignement extérieur sous-traité est plus susceptible de répondre aux exigences du payeur que d’avoir une certaine intégrité intellectuelle et une perspective à long terme spécifique.

Pour mieux comprendre le phénomène, je renvoie le lecteur à un article remarquable et bien documenté datant de mars 2007 et publié par le Centre européen de sécurité informatique stratégique (ESISC) intitulé « L’externalisation du renseignement : l’exemple des Etats-Unis ». L’auteur, Raphael Ramos, associé de recherche à l’ESISC, nous apprend qu’à l’époque, 70% du budget de la communauté du renseignement américain était dépensé en vertu de contrats avec des entreprises privées. À l’époque où il écrivait, le renseignement externalisé était considéré comme équivalant en volume à la plus importante parmi les agences relevant du ministère de la Défense. La CIA avait alors un tiers de son personnel provenant de sociétés privées.

Outre les priorités changeantes en matière de renseignement étranger résultant de la fin de la guerre froide et le début de la guerre contre le terrorisme, un autre facteur de la structure changeante des services secrets américains a été axé sur la technologie. Cela concerne les technologies de communication modernes, avec de nombreuses start-up apparaissant dans les domaines spécialisés de l’intelligence des signaux et de l’imagerie. La NSA s’est prévalue de ces nouveaux fournisseurs de services pour devenir un pionnier dans l’externalisation de l’intelligence. Les autres agences du Pentagone qui ont suivi le même cours étaient le NRO, responsable des systèmes spatiaux d’intelligence et le NGA, chargé de produire l’intelligence géographique à partir des satellites. Ajoutez à cela les pratiques changeantes du renseignement provenant du développement de l’Internet, qui privilégient l’intelligence open source. OSINT pouvait effectivement prospérer dans le secteur privé car il ne nécessite pas d’habilitations de sécurité spéciales. Cela a rapidement représenté entre 35% et 90% des achats de renseignements.

Comme indiqué plus haut, l’externalisation a permis à la communauté du renseignement de se moderniser, d’acquérir rapidement des compétences et de répondre à de nouveaux besoins urgents. Cependant, à en juger par les résultats des services de renseignement concernant la Russie de Poutine, il semble que le modèle d’externalisation n’ait pas du tout rendu les services qu’on en attendait sur le long terme et dans les domaines stratégiques essentiels. Le pays a volé à l’aveuglette tout en prenant des positions extravagantes et insupportables pour intimider le monde comme si nous jouissions de la domination la plus complète dans les affaires du monde et comme si la Russie n’existait pas.

Gilbert Doctorow

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